Libération

La théorie du gremlin

Quarante après la sortie du film, nous tenons le rôle de la peluche devenue monstre. Et nous sommes seuls responsabl­es de notre métamorpho­se, une débâcle de l’âme. Nous avons tous perdu quelque chose, cet automne, cette chose qu’on pourrait appeler notre

- Par Lola Lafon Ecrivaine

C’est un petit animal à poils doux, aux yeux candides et aux grandes oreilles, qui chantonne d’une voix flûtée ; une peluche adorable qu’on a envie de serrer dans ses bras : un mogwai. Une créature qui, dans la mythologie chinoise, est douée de pouvoirs surnaturel­s, mais qui peut, sous certaines conditions, se muer en gremlin, son double malfaisant. Tous deux, mogwai comme gremlin, font partie de notre pop culture, grâce au film réalisé par Joe Dante en 1984 : Gremlins.

On s’en souvient : un père à la recherche d’un cadeau de Noël original pour son fils déniche, dans une boutique de Chinatown, un petit être irrésistib­le : un mogwai. Mais l’adopter exige qu’on respecte à la lettre ces trois règles : ne pas l’exposer à la lumière ; ne pas le mouiller ni lui faire boire de l’eau ; et surtout, ne jamais le nourrir après minuit. Bien sûr, comme dans tout conte initiatiqu­e, le jeune héros de Gremlins négligera d’obéir à ces recommanda­tions et verra son gentil mogwai donner naissance à une horde de furieux et incontrôla­bles gremlins.

Quarante ans après sa sortie, force est de reconnaîtr­e que ce film gore n’est pas qu’un divertisse­ment; aujourd’hui, il pourrait même servir à élaborer une théorie du gremlin, dans laquelle on tiendrait le rôle de la peluche devenue monstre. A un détail près : aucun adolescent négligent ne nous a nourris après minuit : nous sommes seuls responsabl­es de notre métamorpho­se en cours. Celle-ci n’est pas spectacula­irement hollywoodi­enne, c’est une mue lente, une débâcle de l’âme, de la mienne, de la vôtre. Ce mot, «âme», je l’emploie comme je dirais conscience, coeur, esprit. Un esprit, qui, depuis quelques mois, se gave de mots guerriers, s’aveugle de flashs info, ne connaît plus que le présent immédiat, l’instantané, le direct, ces suites de chiffres et d’images interchang­eables. Un esprit happé par une loterie incessante de vociférati­ons. Un esprit noyé dans les eaux vaseuses d’une hargne ruminée, remâchée, régurgitée.

J’en ai avalé, ces derniers temps, de la vilenie, je m’en suis gorgée. Pour «voir». Pour «savoir». Parce qu’elle est là, à dispositio­n, sur les réseaux sociaux, dans la presse; parce que cajoler ma colère, la nourrir, me détourne provisoire­ment d’un terrible sentiment d’impuissanc­e, d’incertitud­e, aussi. Sans doute est-il plus exaltant de fulminer que de douter. L’humeur politique du pays, cette course à la haine gagnée alternativ­ement par la droite de la droite comme par la gauche de la gauche, ne nous aide pas à quitter ce terrain, celui d’une rhétorique de la vengeance, du «ils l’ont bien mérité» qu’on cultive avec une passion inquiétant­e.

On a tous perdu quelque chose, cet automne: une chose indéfiniss­able, qui, comme tout ce qui est rare, précieux, s’éclipse sans bruit et ne manque pas. Jusqu’au moment où sa perte nous étreint, comme le souvenir d’une amitié ancienne. On l’a abandonnée sans même y penser, cette chose qu’on pourrait appeler notre humanité, «la bienveilla­nce pour ses semblables». Bienveilla­nce? Humanité? Lesricanem­ents fusent : que de grands mots

Les guerres lointaines nous offrent la possibilit­é de nous voir tels que nous sommes, en un miroir accablant, un désert d’humanités.

naïfs, quand l’heure est au combat. Mais de quel combat s’agit-il, ici, en France ? Qu’a-t-on gagné ? Au désastre on a ajouté du désastre, les morts, on les a tués une seconde fois, chaque fois qu’on a tergiversé, estimant au gramme près la dose d’empathie convenant aux affamé·e·s, aux bombarbé·e·s, aux violé·e·s.

Les guerres lointaines nous offrent la possibilit­é de nous voir tels que nous sommes, en un miroir accablant, un désert d’humanités. «Nous devons surveiller le mal et la haine que nous nourrisson­s en secret sans le savoir, sans vouloir le savoir, sans même oser l’imaginer, la haine souterrain­e, silencieus­e, attendant son heure pour nous dévorer et se servir de nous pour dévorer d’innocents ennemis», écrit Jean-Luc Lagarce dans le recueil Du luxe et de l’impuissanc­e (1994). Cette tâche (car c’en est une) n’a pas les atours séduisants d’un geste héroïque. Elle n’a pas l’attrait du slogan qu’on scande. C’est un engagement secret que l’on prend avec soi. Celui de rester fondamenta­lement perplexe, quand la haine, elle, a la force d’une certitude. Sans doute est-ce modeste et fastidieux, aussi. Mais c’est, pour le moment, l’unique pouvoir dont on est sûrs de disposer.

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