En Baltique, la France patrouille, la Russie veille
«L’Aquitaine», navire de la marine française, vient de passer plusieurs semaines dans la mer stratégique dont tous les riverains, à l’exception de Moscou, sont désormais membres de l’Alliance atlantique. Une mission pour se montrer et récolter du renseignement.
Sur l’écran radar, le trait luminescent qui figure la trace d’un navire à une vingtaine de kilomètres fait demi-tour et se rapproche de l’Aquitaine. Au «central opérations», sorte de bunker caché au coeur de la frégate française, la vigilance monte d’un cran. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, des marins se relaient devant les consoles reliées aux capteurs ultraperfectionnés qui hérissent le grand bâtiment gris. Caméras, radars et sonars sont les yeux et oreilles du navire, mais aussi ceux du commandement en chef de l’Atlantique à Brest, de l’état-major français à Paris, et de tous leurs alliés. Le matin même, la frégate multimissions (Fremm), en patrouille dans la mer Baltique sous commandement tactique de l’Otan, a quitté le port polonais de Gdynia pour se rendre dans une zone située au large de la Lituanie où elle a annoncé qu’elle s’entraînerait au tir. Il est 20 heures passées, et elle fait route dans les eaux internationales à une centaine de kilomètres au large de l’exclave russe de Kaliningrad. Grande comme les deux tiers de la France, la Baltique étend ses longs bras d’eau froide et saumâtre le long de la Suède, de la Finlande et des pays baltes jusqu’à Saint-Pétersbourg, encore bloqué par les glaces. Aucun navire ni sous-marin ne peut y entrer ou en sortir sans franchir en surface les détroits danois sous les objectifs des passionnés du monde naval. C’est dans cet espace peu profond et presque clos, un des plus stratégiques au monde, que se joue une partie d’échecs aux règles subtiles entre les démocraties alliées et la Russie.
«Guerre des images»
Dimanche 10 mars, le contexte politique est particulièrement tendu. Trois jours plus tôt, au grand dam de Moscou, la Suède est devenue le 32e pays à intégrer l’Otan, après la Finlande l’an dernier. Elle apporte en dot ses sous-marins, ses avions de chasse Gripen, équivalents des Rafale, et une flotte de petits bâtiments de guerre capables de se cacher entre les îles. Les neuf pays côtiers, hors Russie, tous membres de l’Union européenne, sont désormais protégés par l’alliance militaire atlantique. La Suède ne cache pas son soulagement, et la veille, la corvette Stockholm avait rendezvous avec l’Aquitaine pour le premier exercice mené par le royaume scandinave en tant que membre de plein droit de l’Otan. Ces derniers jours, le Kremlin s’agace aussi beaucoup de l’accord bilatéral de sécurité entre Paris et Kyiv, et des déclarations d’Emmanuel Macron qui appelle à un «sursaut stratégique» pour empêcher Vladimir Poutine de gagner la guerre en Ukraine. L’après-midi avait été calme. Comme toutes les marines du monde en temps de paix, l’Aquitaine est là pour se montrer et récolter du renseignement. «Aucun moyen côtier ne permet de dire ce qui se passe en mer. Pour être crédible sur un théâtre, il faut en permanence améliorer sa connaissance de l’environnement, de la météo, des fonds marins, des câbles, des plateformes pétrolières, du trafic maritime, et le faire savoir. Dans la guerre des images, le premier qui dégaine gagne», explique le lieutenant de vaisseau Lucien (1), commandant adjoint chargé des opérations. L’équipage avait profité du pâle soleil nordique pour organiser une séance de crossfit sur le pont hélicoptère. Et à 18 heures, l’aumônier avait célébré la messe dans le local de préparation des torpilles, un chariot en guise d’autel.
Contre toute attente, c’est après la tombée de la nuit que l’Atlantida fait son apparition, silhouette noire sur l’horizon. Son système automatique d’identification étant activé, les sources ouvertes sur Internet permettent d’identifier le «navire océanographique» russe – il y a pourtant belle lurette que les scientifiques n’ont plus rien à découvrir dans ces eaux polluées où le sonar ne capte que le fantôme de la vie marine. Le bateau blanc est basé à Kaliningrad, cet étrange territoire russe isolé au coeur de l’Union européenne à 600 kilomètres de Berlin,
relié au Bélarus par un corridor terrestre et ravitaillé par ses ports. Après avoir essayé d’en faire un Monaco local, la Russie de Poutine a entrepris de remilitariser l’exclave, dotée d’avions de chasse porteurs de missiles hypersoniques Kinjal, d’une base navale et sous-marine, de batteries de missiles sol-air et sol-mer, d’un système de brouillage GPS dont l’avion du ministre britannique de la Défense vient de faire les frais, et de missiles balistiques Iskander, probablement porteurs de l’arme nucléaire.
Ballet feutré
Depuis un demi-siècle, l’Otan maintient une force navale permanente en Baltique. Objectif : rassurer les pays côtiers et surveiller les activités militaires de leur grand voisin russe – «un mec ne peut pas sortir pisser à Kaliningrad sans qu’on le sache», résume un observateur depuis Paris. Depuis le 11 février, l’Aquitaine, frégate furtive de 150 mètres spécialisée dans la lutte anti-sous-marine et la guerre électronique, est un personnage central de ce ballet feutré, où chaque action ou absence d’action est un signal politique et stratégique, que ce soient les visites diplomatiques ou l’activation du sonar. Même si la Russie a tendance à considérer la Baltique comme son jardin privé, tous les protagonistes s’appliquent à respecter et faire respecter les frontières invisibles entre les eaux territoriales, les zones économiques exclusives (ZEE, où le passage est libre mais où les ressources appartiennent au pays riverain) et les régions d’information de vol civil.
A son arrivée dans le sud-est de la Baltique, quinze jours plus tôt, l’Aquitaine a été escortée plusieurs jours par un bâtiment russe –la marine française fait de même lorsqu’un navire ou un sous-marin étranger passe au large de la base navale de Brest. Deux énormes Soukhoï Su-30 l’ont survolée à 50 mètres d’altitude, leurs missiles bien en vue. Une démonstration de force russe courante dans la zone. Et lorsque des avions militaires russes volent vers Saint-Pétersbourg en longeant la Lituanie, la Lettonie et l’Estonie, des chasseurs belges décollent d’une base de l’Otan pour les escorter «pour ne pas qu’ils se perdent», sourit un officier.
Mais jamais un drone inamical ne s’est approché, de nuit, d’un bâtiment allié. Le radar de l’Aquitaine qui balaie le ciel à 200 kilomètres à la ronde a détecté une piste aérienne ténue, semblable à celle d’oiseaux migrateurs. De la passerelle, les veilleurs et les veilleuses scrutent le ciel à la jumelle. Des demandes d’identification sont envoyées à l’aéronef, sans réponse. Les minutes passant, il ne fait plus de doute qu’il s’agit d’un drone militaire vraisemblablement russe et doté de vision infrarouge, volant à environ 100 km /heure, piloté depuis la côte ou depuis l’Atlantida. Le navire océanographique, qui ne répond pas aux appels radio, s’est approché par l’arrière, dans l’angle mort du radar, obligeant la Fremm à changer de direction.
Les rebelles yéménites houthis ont démontré en mer Rouge que des salves de drones kamikazes sont difficiles à contrer, même par des bâtiments surarmés comme l’Aquitaine, avec ses missiles de croisière d’une portée de 1 000 kilomètres, ses Aster 15 de défense antiaérienne, ses Exocet antinavires et ses torpilles MU90. Taillée pour des combats en haute mer, la frégate française est d’autant plus vulnérable près des côtes qu’elle est isolée, les quatre navires de son groupe otanien, commandé par un amiral espagnol, se trouvant au nord de la Norvège pour le grand exercice Steadfast Defender.
Soudain, l’alerte résonne. «Danger aérien rouge ! Appel aux postes de combat!» Deux autres pistes aériennes ont été détectées sur l’avant. En un instant, les 150 marins et aviateurs sont à leur poste, dans une manoeuvre répétée cent fois, les portes étanches fermées, les pompiers équipés, les artilleurs postés derrière les mitrailleuses – en légitime défense, le commandant peut, seul, décider de tirer. Il n’y aura pas besoin. Une fois que l’Aquitaine a montré qu’elle était prête à riposter, elle reprend sa route vers la Lituanie à 50 km/h, vitesse maximale, pour faire baisser la tension. Le drone a disparu des radars – les deux autres pistes étaient probablement des oies sauvages. Il est 22 heures, la fatigue se lit sur les visages, éprouvés par les quarts à rallonge et une épidémie de gastro. Le commandant et son second veilleront tard pour envoyer leurs rapports à Brest et à l’Otan.
«Photex»
Le lundi matin, l’aube se lève très loin de Kaliningrad. L’exercice de tir à la mitrailleuse et aux canons sur des ballons prend une résonance particulière. La Fremm rejoint ensuite le point de rassemblement prévu près de l’île de Gotland, à l’appel de la Suède, pour un «photex», un «exercice photo» entre quatre nations. Mais la mer est vide. Le navire allemand se trouve à 140kilomètres, le polonais ne donne pas signe de vie – l’interopérabilité otanienne se heurte souvent à la réalité du terrain. La corvette lance-missiles suédoise Sundsvall finit par surgir à l’horizon, moteurs à fond malgré la mer agitée, et se place fièrement devant l’Aquitaine, vingt fois plus grosse qu’elle, le temps de la photo. Le bilan de la mission est «hyperpositif», se félicite le commandant François Trystram : «On a engrangé plein de données, interagi avec presque toutes les nations alliées. L’équipage en sort plus fort et motivé, avec un esprit combatif dont on aura besoin le jour où on partira au combat. Quant à l’épisode du drone, il nous permettra d’adapter nos postures face à cette nouvelle menace.»
Pour retourner en Pologne, où une escale est prévue avant de quitter la Baltique, l’Aquitaine repasse durant la nuit au large de Kaliningrad, suivant une route rectiligne en signe d’apaisement. L’Atlantida, qui semble l’attendre juste avant l’entrée dans la ZEE russe, se contente de pivoter quelques instants quand l’hélico NH90 s’approche en reconnaissance. Des Soukhoï Su-24 tournent dans le ciel à une soixantaine de kilomètres. Les renseignements polonais signalent que onze bâtiments ont quitté la base russe de Baltiisk, soit la quasi-totalité de la flotte de la Baltique en état de marche, vieillissante et affaiblie par l’envoi de ses meilleurs éléments en mer Noire, mais sans interagir avec la frégate française. «Tout le monde s’en fiche de nous, en fait», lâche un officier de quart. L’agence officielle russe Tass se fait l’écho d’un «exercice permettant de détruire la marine ennemie». Est-ce pour impressionner l’Aquitaine, pour réagir à Steadfast Defender, ou parce que c’est le 25e anniversaire de l’adhésion de la Pologne à l’Otan ? Nul ne le sait.
(1) L’armée demande que les militaires soient identifiés par leur seul prénom.