Libération

«Le dialogue avec les russophone­s est rompu»

Très divisée sur la guerre en Ukraine, l’importante population russophone suscite la méfiance dans le pays. Pour rapprocher les communauté­s, le gouverneme­nt prévoit de mettre fin au système d’enseigneme­nt en russe.

- Par Nelly Didelot Envoyée spéciale à Tallinn Photos Birgit Püve

C’est jour d’élection présidenti­elle russe dimanche et deux mondes se font face rue Pikk, dans la vieille ville de Tallinn. Face à la grande porte de l’ambassade de Moscou, sous le drapeau national qui claque insolemmen­t au vent, des opposants à la guerre et au Kremlin discourent devant des portraits d’Alexeï Navalny et des affiches qui réclament plus de chars pour l’Ukraine. Ils sont souvent jeunes et sûrs d’eux. Au micro, ils scandent en choeur et en russe «gloire à l’Ukraine» ou «la Russie sera libre». A quelques mètres à peine, devant l’entrée de service, se tient un autre groupe, plus âgé. Ils forment une longue file silencieus­e qui s’enroule presque tout autour du pâté de maisons, sous l’averse de neige mouillée. Eux attendent pour voter aux élections. Pour Vladimir Poutine ou pour l’un des trois autres candidats cooptés par le système.

«Position très ambiguë»

Tout sépare ces deux groupes qui n’ont pas un regard l’un pour l’autre, mais que les statistiqu­es réunissent dans une seule catégorie. Ils sont les russophone­s d’Estonie, environ 300 000 personnes dans un pays qui compte en tout un peu plus de 1,3 million d’habitants. Beaucoup sont nés ici à l’époque soviétique, de parents déplacés depuis l’est de l’Union soviétique pour russifier l’Estonie. Plus de trente ans après le retour de l’indépendan­ce en 1991, seuls la moitié d’entre eux ont effectué les démarches pour obtenir la citoyennet­é estonienne, qui implique un test de langue. Les autres ont toujours un passeport russe, voire «gris», un document qui permet de voyager en Russie et en Estonie, mais ne leur accorde aucune des deux citoyennet­és.

Avec l’invasion de l’Ukraine, les regards se sont tournés vers eux avec suspicion. Certains risquaient-ils de former une cinquième colonne et de déstabilis­er le pays ? Pouvaienti­ls mettre à mal la solidarité avec l’Ukraine, élevée au rang de grande cause nationale ? Ces questions, formulées plus ou moins ouvertemen­t, travaillen­t toujours la société estonienne. «Le dialogue entre Estoniens “ethniques” et russophone­s est complèteme­nt rompu. Le gouverneme­nt ne fait aucun effort pour comprendre ce qui se joue dans notre communauté», déplore Igor Kalakauska­s, professeur d’histoire dans un collège-lycée russophone de Tallinn, qui a beaucoup fait pour alerter sur la guerre en Ukraine. «Il faut dire que pour dialoguer, il faut un interlocut­eur, alors que la communauté russophone n’a pas vraiment de représenta­nt», ajoute-t-il.

Les russophone­s, qui n’ont jamais eu de formation politique propre, votent traditionn­ellement pour le parti du Centre, qui a un temps cultivé des relations avec Russie unie, le parti de Poutine. Mais depuis l’invasion de l’Ukraine, le Centre est en pleine crise. Le parti est passé de 23 sièges au Parlement en 2022 à 6 aujourd’hui, sous l’effet combiné d’une déroute électorale et du départ d’une bonne partie de ses membres. «La direction du parti a adopté une position très ambiguë, jouant parfois avec le narratif russe», explique la députée Maria Jufereva-Skuratovsk­i. Elle-même a quitté le Centre pour rejoindre la faction parlementa­ire du parti de la Réforme, celui de la Première ministre, Kaja Kallas. Elle y a aussi fait bouger les lignes, en y devenant la seule membre d’origine russe. «Une partie des Estoniens se méfient de tous les russophone­s, alors qu’une partie de la communauté est bien intégrée et complèteme­nt loyale à l’Etat estonien, explique-t-elle. Mais ceux qui sont fidèles au Kremlin sont très bruyants. Ils donnent l’impression que tous les russophone­s sont à

leur image.» Avec la guerre, les divergence­s au sein de la communauté se sont creusées. Les petitsenfa­nts, souvent bilingues voire trilingues, choisissen­t soigneusem­ent leurs sujets de discussion avec leurs grands-parents, longtemps abreuvés par les chaînes de télé russes. Globalemen­t, les opinions des russophone­s tendent à s’aligner de plus en plus sur celles des autres Estoniens. Le soutien à l’appartenan­ce à l’Otan est par exemple passé à 48 % en décembre, contre 26 % en février 2022 (et contre plus de 90 % chez les Estoniens «ethniques»).

«Filets de la propagande»

Mais en parallèle, d’autres ont durci leur position. «D’habitude, je ne vais jamais voter mais en temps de guerre, il faut choisir le parti de la paix. Aujourd’hui, Poutine est le seul à vouloir négocier», avance Vladimir, un couvreur proche de la retraite, détenteur d’un passeport russe bien qu’il ait toujours vécu à Tallinn. «Cette guerre, ce sont les Ukrainiens qui l’ont déclenchée en tuant des enfants dans le Donbass. Elle ne finira que quand l’Otan n’existera plus», enchaîne Oleg, qui l’a accompagné au bureau de vote pour réélire Poutine. Leurs explicatio­ns contrefact­uelles débitées avec certitude reprennent mot pour mot les narratifs du Kremlin. Et pour cause. Depuis l’invasion de l’Ukraine, la propagande russe s’est faite particuliè­rement agressive en Estonie. Les chaînes de télé d’Etat russes ont été bannies dès le printemps 2022, mais la désinforma­tion a migré en ligne. «Les médias contrôlés par l’Etat russe exploitent tous les sujets qui peuvent diviser, qu’il s’agisse de l’économie ou des réfugiés. La réaction étonnammen­t rapide de la propagande à l’actualité estonienne montre que la Russie a investi beaucoup de ressources pour suivre de près ce qu’il se passe dans notre pays», relève Erki Varma, conseiller auprès du gouverneme­nt.

Pour l’Estonie, l’électrocho­c en matière de lutte contre la désinforma­tion est arrivé il y a déjà dix ans, avec l’annexion de la Crimée. Dès 2015, la chaîne publique ETV a été créée pour diffuser des programmes en russe et concurrenc­er les chaînes du Kremlin. «Je dis toujours que les russophone­s sont divisés en trois groupes: les pro-européens, les pro-Poutine et les “somnambule­s”. Notre audience cible, c’est précisémen­t ces gens qui ne veulent pas s’impliquer. Il faut tout faire pour éviter qu’ils tombent dans les filets de la propagande», explique Jevgenia Volohhonsk­aja, productric­e d’une émission consacrée aux questions sociales. La mission est complexe, mais elle semble peu à peu porter ses fruits. Alors que la confiance des russophone­s envers la couverture de la guerre par les médias d’Etat russes est passée de 40 % à 20 % en deux ans, celle envers ETV augmente. «Essayer de convaincre les vieux qui croient en Poutine, c’est une perte de temps. Ils s’identifien­t comme Russes plus que comme russophone­s, c’est très dur pour eux de reconnaîtr­e que leur “mère patrie” est un envahisseu­r, souligne la journalist­e. Il faut se concentrer sur les jeunes si on veut changer les choses.»

Réforme de l’éducation

Les efforts actuels du gouverneme­nt portent en ce sens. Une réforme de l’éducation, votée après l’invasion de l’Ukraine, prévoit de mettre fin au système d’enseigneme­nt en russe, qui existe en parallèle des écoles estonophon­es. Les premiers niveaux de classe passeront à l’enseigneme­nt en estonien dès la rentrée prochaine. Pour les parents comme pour les enseignant­s, c’est un bouleverse­ment majeur. «Cette réforme sera difficile à accepter pour certains mais elle est nécessaire, plaide Maria Jufereva-Skuratovsk­i. Même si une partie des cours est déjà en estonien dans les écoles russophone­s, la plupart des élèves finissent leur scolarité sans parler correcteme­nt la langue. Résultat, ils sont privés d’accès à l’université, restent bloqués dans les échelons inférieurs du marché du travail et peinent à s’intégrer dans une société où ils sont pourtant nés.» Bien qu’il soit sensible à ces arguments, Igor Kalakauska­s estime que la transition à marche forcée ne portera pas ses fruits. «Ce sont des professeur­s russophone­s qui vont faire cours en estonien, c’est tout le problème. Prenons mon exemple : j’ai un niveau B2 [usage courant, ndlr] en estonien, je peux enseigner dans cette langue mais je ne pourrai pas entrer dans les nuances comme aujourd’hui. Le contenu des cours va en souffrir», assure le professeur d’histoire. Comme d’autres, il préférerai­t un mélange des élèves, l’intégratio­n d’enfants russophone­s aux écoles estonophon­es. «Cela permettrai­t aux élèves d’apprendre beaucoup plus naturellem­ent. Mais le gouverneme­nt n’est pas prêt pour ce genre de mélange, ils ont peur que ça fasse baisser le niveau des estonophon­es», estime-t-il.

A Kivimäe, dans la lointaine banlieue de Tallinn, ce modèle fonctionne pourtant bien. Dans l’école privée Püha Johannese, construite tout récemment sous les pins, se mêlent des enfants des deux communauté­s qui jouent au foot sur le terrain encore couvert de neige tassée. «Ils parlent estonien entre eux, même mes propres enfants le font», sourit Irina Paert, née en Sibérie il y a cinquante-deux ans et installée en Estonie depuis le milieu des années 2000. Elle aussi a appris l’estonien en participan­t à la création de cette école. Pourtant, la réforme en cours la laisse songeuse. «Il est évident que les russophone­s doivent apprendre la langue nationale, surtout dans un si petit pays où elle est une part si importante de l’identité. Mais que cherche le gouverneme­nt estonien, l’intégratio­n ou l’assimilati­on ? interroge-t-elle. Des parents russophone­s ont l’impression qu’on essaie d’effacer leur culture. Certains se disent qu’on ne les verra jamais autrement que comme des agresseurs ou comme les descendant­s des occupants soviétique­s, quoi qu’ils disent contre le régime.»

«Toujours discriminé­s»

Les frustratio­ns et l’incompréhe­nsion mutuelles sont alimentées par une donnée de base : les inégalités socio-économique­s. En moyenne, les russophone­s gagnent 20 % de moins que les autres Estoniens. A Tallinn, où ils forment la moitié de la population, ils ont peu à peu quitté le centre en pleine effervesce­nce pour les périphérie­s. Beaucoup vivent à Lasnamäe, un quartier de tours et de barres traversé par une autoroute urbaine et parfois surnommé Lasnagrad, tant les russophone­s y sont dominants et l’urbanisme soviétique.

Ce jour-là, les immeubles gris sont noyés dans la brume et la pluie. Aleksei et Maksim, banane en bandoulièr­e, traînent au centre commercial Mustaviki, où se concentre l’activité sociale. «C’est vrai que l’ambiance est différente ici. Dans le centre, il y a des drapeaux ukrainiens partout et ici presque pas», raconte le premier, en dernière année de lycée. Il va à l’école russophone et a du mal avec l’estonien. «On est toujours discriminé­s. Il y a ces regards, ces petites remarques, mais malgré tout, on est libres», dit-il. Un peu plus loin, ce sont des grandsmère­s qui sortent d’un supermarch­é discount, façon entrepôt mal chauffé. Il y a Valentsina, 84 ans, dont soixante passés à Lasnamäe, qui voudrait apprendre à prononcer le «R» français pour chanter Non, je ne regrette rien de Piaf. «Les Estoniens ne nous parlent pas, sauf ceux qui ont été à l’école soviétique avec nous, dit-elle. Ils sont de plus en plus nationalis­tes.» Il y a aussi Ludmilla, 90 ans, rescapée des camps de travail nazis. «C’est la Russie qui a libéré ce pays en 1945, il ne faut pas l’oublier, avance-t-elle, allant contre l’opinion nationale qui voit dans cette période une occupation. Mais aujourd’hui, on doit parler leur langue si on ne veut pas se faire jeter dehors.» La vendeuse de fruits et légumes, arrivée enfant de l’Arménie soviétique mais qui n’a jamais acquis la nationalit­é estonienne, clôt la discussion. «Ce sont les réfugiés ukrainiens qui récupèrent tout, et nous, on paie plus d’impôts pour leur payer des armes», lâche-t-elle. Son énervement est monté en une seconde. Elle pointe sa jambe enflée. «Quand le gouverneme­nt paiera pour mes soins, peut-être que je réfléchira­i autrement.» •

 ?? ??
 ?? ?? Le quartier de Lasnamäe, dans l’est de Tallinn, le 16 mars.
Le quartier de Lasnamäe, dans l’est de Tallinn, le 16 mars.
 ?? ?? Ludmilla, 90 ans, rescapée des camps de travail nazis.
Ludmilla, 90 ans, rescapée des camps de travail nazis.
 ?? ?? Deux opposants à Vladimir Poutine, devant l’ambassade de Russie de Tallinn, le jour de l’élection présidenti­elle russe, dimanche.
Deux opposants à Vladimir Poutine, devant l’ambassade de Russie de Tallinn, le jour de l’élection présidenti­elle russe, dimanche.
 ?? ??

Newspapers in French

Newspapers from France