«Cavalières», sur le devant de la selle
Isabelle Lafon met en scène une histoire extraordinaire de femmes qui se tiennent debout et manient le verbe avec une touchante sensibilité.
Elles se coupent la parole, digressent comme pas possible, bafouillent de parler vite… Elles ont vraiment le goût du verbe, les formidables cavalières d’Isabelle Lafon, quatre femmes d’âges, de milieux différents, en colocation dans un immense appartement avec un minimum de meubles – c’est une des trois règles à respecter. Sur le plateau, ça se limite à une table basse invisible contre laquelle elles ne cessent de buter, et trois tabourets. Voilà pour la scénographie. Impeccable : trois tabourets pour quatre femmes ? Ça veut dire qu’elles ne vont pas s’installer, qu’il n’y a pas la place de le faire à moins de vouloir prendre le pouvoir, ce qui n’est pas le cas de
Denise, Saskia, Jeanne et Nora, qui se poseront seulement quelques secondes, parce qu’ici tout se joue debout. Stand up. Ce sont des femmes verticales qui parlent face public, sans arrêt ; il y a tant de choses à dire.
Turf. Denise d’abord, propriétaire de l’appartement, dont on apprend qu’elle viendrait de Roumanie, qu’elle est passionnée de chevaux – références biographiques au passé de l’actrice metteuse en scène Isabelle Lafon. Denise, caractère bien trempé, qui longe ses sentiments, s’est s’imposée dans l’univers masculin des courses : d’abord premier garçon – il n’y a pas de féminin –, puis garçon de voyage – toujours pas de féminin –, avant de devenir une sacrée entraîneuse. C’est une femme avec enfant, Madeleine, qui lui a été confiée après la mort d’une amie : une enfant qui demande «une attention particulière», pour ne pas dire «avec handicap». Trois autres femmes ne seront pas de trop pour en assurer la garde – deuxième règle de fonctionnement pour la colocation.
La troisième, c’est d’entretenir un rapport, quel qu’il soit, avec les chevaux. C’est le cas de Jeanne – Sarah Brannens –, la plus jeune : elle est serveuse, écrit de la poésie, est une parieuse expérimentée au turf.
C’est aussi l’histoire de Saskia – Johanna Korthals –, ex-cavalière de trek qui a quitté le Danemark, son mari, son fils et son boulot d’ingénieure après un épisode de burn-out version aphasie. Nora – Karyll Elgrichi – fait exception, elle ne pige rien à l’équitation, l’odeur de la sellerie la révulse ; les règles sont faites pour être enfreintes. Nora a une autre histoire, liée à son métier d’éducatrice auprès d’enfants délinquants ; manifestement il y a eu un gros problème, qu’elle racontera. Ou pas.
Rênes. Parce que chacune a son temps de parole, mais systématiquement coupé, commenté par les trois autres. Résultat : personne ne s’installe dans un discours – et qu’est-ce que ça fait du bien au théâtre. Personne ici n’est maître de ses mots :
Jeanne a tellement à dire qu’elle n’en finit pas ses phrases. Denise a la parole construite, trop, va falloir qu’elle explose. Nora est bouffée par son secret. Quant à Saskia, elle reste traumatisée par son «trou» en pleine réunion de travail. Cavalières, c’est l’histoire extraordinaire de ces femmes qui se tiennent debout, qui se tiennent tout court, après avoir toutes connu la chute… de cheval, déclassement social, perte d’emploi, crise existentielle, et qui partagent un lieu de parole chaotique, jamais cadré, qui déborde de partout. Oui les mots les dépassent, mais au moins ça fait une langue avec des motifs qui passent de l’une à l’autre. Et elle est tellement intelligemment travaillée par Isabelle Lafon et ses comédiennes qu’on a le sentiment que tout s’invente devant nous et pour nous dans un présent absolu. C’est ça, être contemporain d’un spectacle. Alors on comprend ce qui peut se jouer de plus spirituel dans la course entre le cheval et la cavalière : ce n’est pas faire corps avec l’animal, mais un jeu de prolongement réciproque quand personne ne guide, que ça avance, et que parfois on gagne. Au théâtre de la Colline, les cavalières montent leur texte, et lâchent les rênes. Comme on lâche les chevaux.