Libération

Emmanuel Besnier, homme à tout taire

Réputé taiseux depuis son arrivée à la tête de Lactalis en 2000, le Mayennais, mandataire social de quelque 140 sociétés, prend soin de ne pas révéler son immense fortune.

- F.Bz et L.L.

Dix-huit ans: c’est le temps qu’il a fallu au patron de l’empire de l’agroalimen­taire Lactalis avant de se résoudre à donner une interview à la presse. La «première de sa vie», soulignait le JDD qui s’était rendu en janvier 2018 à Laval, en Mayenne, dans le coeur névralgiqu­e du groupe, pour recueillir les propos tombés de la bouche d’Emmanuel Besnier. Du jamais-vu pour le PDG d’un groupe de cette taille, mais ce dernier a dû s’y résoudre, acculé par la crise des boîtes de lait en poudre pour bébé contaminée­s à la salmonelle, 35 nourrisson­s malades à son déclenchem­ent, 200 déclarés à l’arrivée… Lactalis a été mis en examen en février 2023 pour «tromperie aggravée» et «blessures involontai­res» dans cette affaire.

Propulsé après la mort brutale de son père en 2000 dans le fauteuil de patron du géant mondial des produits laitiers, une réussite familiale dont la saga avait démarré quand son grand-père, ancien tonnelier, avait commencé en 1933 à fabriquer des camemberts, Emmanuel Besnier a fait de son silence et de sa rareté une marque de fabrique. Le milliardai­re, qui se partage le groupe à égalité avec sa soeur Marie Besnier-Beauvalot et son frère Jean-Michel Besnier, vit entre les beaux quartiers de Paris et le château du Vallon, datant du XIXe siècle, non loin de Laval. Il prend le TGV entre Paris et la Mayenne toutes les semaines, fuyant les mondanités parisienne­s et les cénacles de la réussite en col blanc. On ne le croiserait pas au Siècle, probableme­nt le club le plus sélect de la République et des affaires.

Apôtre. Même s’il va skier à Courchevel, station huppée de Savoie, et passe des vacances à l’île de Ré, Emmanuel Besnier n’est pas vraiment adepte du bling-bling. Classé au 10e rang des plus grandes fortunes françaises en 2023, avec un patrimoine profession­nel estimé par le magazine Challenges à 14 milliards d’euros, l’agro-industriel ne fait pas état de sa richesse. Seuls une poignée de gestionnai­res de fortune – tel celui auquel il a confié en Belgique une centaine de millions à investir, selon nos informatio­ns– en connaissen­t l’étendue. Il roule dans une vieille 508 qu’il conduit lui-même, selon un témoin. Qui confirme: «Il fuit les grandes tables et se contente d’un sandwich acheté à la gare Montparnas­se quand il vient à Paris.» Le «boss invisible» (Libé), «l’homme qui ne parle jamais» (le JDD) ou l’industriel le plus «secret de France» (le Figaro) optimise la maxime «pour vivre heureux, vivons cachés». Mais en temps de crise, foin des proverbes. En 2018, il lui avait fallu s’expliquer sur le retard pris sur le rappel des boîtes commercial­isées, sur les difficulté­s à gérer une telle crise dans plus de 80 pays où était vendu le lait infantile, sur la détection de salmonelle­s dans une partie de l’usine de Craon où il était fabriqué. A un interlocut­eur qui lui demande «Alors, êtes-vous prêt à changer?» le patron acculé répond, pragmatiqu­e : «Non mais j’y suis obligé.»

L’ancien sondeur devenu conseiller en communicat­ion Pierre Giacometti, proche de Nicolas Sarkozy, était quelques mois auparavant entré dans la danse pour gérer la crise, aux côtés de Besnier et d’un cabinet américain renommé, Hill & Knowlton. Giacometti conseille alors au patron d’entrouvrir la porte du royaume Lactalis. Parallèlem­ent aux médias, il faut en effet au même moment obéir aux injonction­s des députés et leur répondre dans le cadre d’une commission d’enquête. La transparen­ce ayant des limites, les avocats du groupe s’étaient fendus d’une lettre aux élus de l’Assemblée nationale pour leur demander de stopper leurs travaux en raison de la procédure pénale en cours. Bien tenté, mais en vain. Quelques mois plus tôt déjà, au plus fort de la crise, il avait fallu que l’Associatio­n des familles de victimes saisisse la Commission d’accès aux documents administra­tifs pour obtenir que des documents soient transmis par Lactalis à la préfecture de Mayenne. Sous la pression et les assignatio­ns au tribunal de commerce, il accepte en 2019 de publier les résultats financiers de l’entreprise – une première dans sa longue histoire.

Apôtre de l’opacité, Emmanuel Besnier semble s’être décoincé à la faveur de ces événements. «Mon groupe est un groupe discret, je l’assume, c’est largement lié à ma personnali­té, reconnaît-il, tout en présentant ses excuses aux familles touchées, lors de son audition devant la commission. J’ai mis en avant l’entreprise ou nos produits plutôt que ma personnali­té.» Plus abruptemen­t, l’un des ministres qui le rencontre à cette période se souvient d’un «homme qui regardait ses godasses» quand il s’adressait à lui…

Autre nouveauté pour celui qui tient à distance les politiques, il emprunte désormais régulièrem­ent le chemin qui mène à Bercy et au ministère de l’Agricultur­e. Une conseillèr­e de Stéphane Travert, ministre de l’époque, se souvient d’ailleurs du premier rendez-vous du PDG rue de Varenne, alors convoqué pour s’expliquer sur les lots de poudre infantile qui continuent à être vendus dans les magasins en dépit de la contaminat­ion. «Avant de le recevoir, on a cherché partout une photo de lui pour voir à quoi il ressemblai­t», rigole-t-elle. «Quand je suis arrivé à l’Agricultur­e en 2017, se souvient Travert, aujourd’hui président Renaissanc­e de la commission des affaires économique­s à l’Assemblée nationale, j’ai demandé à avoir des discussion­s régulières avec lui, une habitude de travail, chacun à sa place. Il m’a expliqué qu’il n’était jamais venu jusqu’alors dans le bureau du ministre.» Besnier a longtemps tenu les politiques nationaux à distance raisonnabl­e, entretenan­t a contrario avec les élus locaux et mayennais des relations plus poussées.

Appétit. Après une scolarité sans histoires dans les bonnes écoles cathos de Laval, puis un modeste cursus à l’Institut supérieur de gestion, à Paris, le futur patron va se roder en stage dans les branches américaine­s et espagnoles de Lactalis. Et s’il rejoint le groupe à l’âge de 24 ans doté du titre de directeur du développem­ent, son bureau jouxte celui du père empereur des produits laitiers. Il assiste dès lors aux comités de direction réunis autour de ce dernier, qui ne s’embarrasse d’aucun conseil d’administra­tion et décide quasiment seul des orientatio­ns. Un mode de gouvernanc­e qu’il perpétuera une fois installé à la tête du groupe.

Avec les camemberts Président, vendus à partir de 1968 dans les grandes surfaces (à base de lait pasteurisé, une révolution dans l’industrie du fromage), puis avec l’internatio­nalisation du groupe, les Besnier père et fils ont fait de l’entreprise familiale un immense congloméra­t (lire page 13). Envoyant un ou deux banquiers d’affaires en éclaireurs, Emmanuel Besnier mène une «politique agressive d’acquisitio­ns», selon un expert du secteur, et avale des marques et des entreprise­s étrangères à tour de bras – «25 rien qu’entre 2014 et 2018», a compté notre source. Rares sont les boîtes qui échappent à sa fringale : il met un (gros) chèque sur la table et, puisqu’il ne rend compte à personne, peut se permettre d’y rajouter un zéro sans barguigner pour emporter la mise. Depuis 2023, les acquisitio­ns semblent à l’arrêt, mais le PDG ne s’ennuie pas. D’un appétit sans limite, il est mandataire social de plus de 140 sociétés… rien qu’en France. Pour autant, Emmanuel Besnier ne se résout jamais à vendre la moindre entreprise.

Il lui faudra bientôt affronter le dénouement judiciaire de l’affaire du lait contaminé, sans parler de l’enquête pénale dans laquelle il est susceptibl­e d’être poursuivi un jour pour une éventuelle «fraude fiscale aggravée» (que le groupe conteste avoir commise). D’éventuels procès sous une lumière crue pour un patron plutôt enclin à «regarder ses

godasses».

Suite de la page 10 dent de l’Union nationale des éleveurs livreurs Lactalis, représente 5200 producteur­s qui vendent chaque année 3,2 milliards de litres de lait à l’industriel. Il se souvient du début des discussion­s : «Début janvier, Lactalis proposait 405 euros les mille litres, finalement nous avons trouvé un accord à 425 euros.» A ce prix-là, l’acheteur n’a pas fait preuve d’une générosité exceptionn­elle : selon un document que Libération a consulté, les principaux concurrent­s de Lactalis se situent au-dessus de ce tarif. Les fromagerie­s Bel sont à 435 euros et Danone paie 455 euros. «C’est tout de même étonnant, quand on est leader, de voir les autres industriel­s et même des PME pratiquer des prix d’achat supérieurs», déplore Thierry Roquefeuil, président de la Fédération nationale des producteur­s de lait. Avant de conclure : «20 euros de différence quand vous produisez 500 000 litres par an, ça fait un manque à gagner de 10 000 euros à la fin de l’année.»

A elle seule, cette séquence en dit long sur le poids et l’influence de Lactalis dans le monde agricole. Avec 28 milliards d’euros de chiffre d’affaires, 85 500 salariés, 270 laiteries et usines installées dans 51 Etats différents, le groupe a détrôné en 2022 Danone comme première entreprise française du secteur agroalimen­taire. Cette pole position n’a cependant pas adouci les méthodes et la quasiobses­sion du secret de cette entreprise mondiale, détenue par une famille, les Besnier, et dirigée par Emmanuel, l’un des trois enfants de la troisième génération aux commandes. Sollicité par écrit, Lactalis n’a pas souhaité répondre à la liste de questions que lui a adressées Libération.

Elle n’a pas non plus rendu Lactalis plus généreux dans la rétributio­n des paysans. Yohann Serreau, qui élève 70 vaches dans le Perche, note même un durcisseme­nt au sommet du groupe. «Depuis juin, il y a un vrai changement de stratégie et une reprise en main d’Emmanuel Besnier qui prend toutes les décisions.» Entretemps, le directeur général embauché quinze mois plus tôt, Philippe Palazzi, a claqué la porte faute d’avoir pu trouver sa place et la marge de manoeuvre nécessaire pour lancer une stratégie d’ouverture, aussi bien à l’égard des producteur­s de lait que des consommate­urs.

Pourtant, de l’avis de nombre d’observateu­rs, le groupe avait fait profil bas après la crise de 2018, durant laquelle Lactalis avait été sévèrement mis en cause pour la présence de salmonelle­s dans du lait infantile. D’autant que la loi Egalim, dont l’objectif est de pacifier les négociatio­ns commercial­es entre agriculteu­rs, industriel­s de l’agroalimen­taire et grande distributi­on, en garantissa­nt des prix minimaux et des marges bénéficiai­res, venait d’être adoptée. «Nos relations se sont alors améliorées. La direction de Lactalis ne pouvait se battre sur tous les fronts», se souvient Yohann Serreau.

Aujourd’hui, l’ambiance a changé. Lactalis est certes un leader mondial, mais son poids l’expose davantage. Le lait est par nature une denrée qui voyage et se conserve peu. Pour y remédier, les industriel­s ont trouvé la parade : transforme­r le produit liquide en une poudre de lait, qui a le double avantage de se transporte­r et d’entrer dans la compositio­n d’une multitude de produits alimentair­es, des yaourts aux pâtisserie­s jusqu’à la charcuteri­e. Lactalis transforme en poudre de lait près de 50 % de ce qu’il collecte. Or, les cours de cette matière première, fixés de manière mondiale, notamment à la Bourse de commerce de Chicago, se sont effondrés en 2023. Résultat, l’entreprise est devenue particuliè­rement agressive sur le prix d’achat aux éleveurs. D’où les négociatio­ns tendues de ces dernières semaines avec les producteur­s de lait –sur fond de crise agricole, autant économique que sociale, voire existentie­lle.

Intense lobbying

La puissance de Lactalis lui vaut évidemment quelques solides inimitiés. C’est ainsi qu’un matin de février 2012, un de ses principaux concurrent­s, Sodiaal (coopérativ­e laitière propriétai­re notamment de la marque Yoplait), toque à la porte de l’Autorité de la concurrenc­e et balance un cartel du yaourt, dans lequel Lactalis occupe une place prépondéra­nte. La sanction peut s’avérer très lourde dès lors que l’autorité détecte une entente entre entreprise­s, où les victimes, les consommate­urs, se voient contrainte­s de payer leurs produits plus cher. En 2015, la décision tombe : 192,7 millions d’euros d’amendes pour dix entreprise­s, dont 60 millions d’euros uniquement pour Lactalis.

Visiblemen­t, la sanction n’a pas été si dissuasive que cela. Le 17 novembre 2022, quatre entreprise­s laitières, dont Lactalis et cette fois-ci Sodiaal, reçoivent la visite inopinée des inspecteur­s de l’Autorité de la concurrenc­e. Des documents sont saisis, les disques durs des ordinateur­s sont «aspirés». Ces groupes sont soupçonnés d’une entente dans la collecte du lait auprès des éleveurs. L’enquête est toujours en cours.

Il semble toutefois que Lactalis ait décidé de contrer les investigat­ions de l’Autorité de la concurrenc­e en utilisant une tout autre stratégie. Une propositio­n de loi, adoptée le 24 février par le Sénat et qui attend le vote de l’Assemblée nationale, prévoit d’étendre le secret de la correspond­ance, déjà reconnu aux avocats, aux juristes d’entreprise. Hasard ou coïncidenc­e, ce secret sera opposable aux enquêtes menées par l’Autorité de contrôle prudentiel, qui supervise les banques, l’Autorité

«C’est tout de même étonnant, quand on est leader, de voir les autres

industriel­s et même des PME pratiquer des prix d’achat supérieurs.»

Thierry Roquefeuil président de la Fédération nationale

des producteur­s de lait

des marchés financiers et… l’Autorité de la concurrenc­e. «Si ce texte est adopté, nous ne pourrons pas saisir dans le bureau ou l’ordinateur d’un service juridique une éventuelle note alertant la direction générale sur des risques de pratiques ou d’accords portant atteinte à la concurrenc­e», s’inquiète auprès de Libération un cadre de cette institutio­n. La propositio­n de loi en question a fait l’objet d’un intense lobbying mené par l’Associatio­n française des juristes d’entreprise, dont le président depuis mai 2022 n’est autre que Jean-Philippe Gille, également directeur juridique chez Lactalis.

Redresseme­nt fiscal massif

Le numéro 1 mondial du lait est sans doute l’une des rares entreprise­s françaises à se retrouver simultaném­ent incriminée dans trois procédures. Outre l’enquête de l’Autorité de la concurrenc­e, le fisc et le Parquet national financier (PNF) mènent leurs propres investigat­ions Les mois qui viennent risquent donc d’être agités pour le PDG de Lactalis. Révélé par Libération, un redresseme­nt fiscal massif de quelque 300 millions d’euros (dont 25 millions pour la seule année 2009 ont déjà été réglés par le groupe) est en cours. Les agents des impôts ont mis en lumière un mécanisme d’évasion fiscale dans lequel une partie du bénéfice imposable en France aurait été dirigée vers la Belgique et le Luxembourg, là où les prélèvemen­ts obligatoir­es sont beaucoup plus doux. A la suite de cette découverte, le PNF a ouvert une enquête pour «blanchimen­t de fraude fiscale aggravée», élargie ensuite à des faits de «fraude fiscale aggravée» après la transmissi­on d’un dossier par Bercy. Elle a donné lieu à des perquisiti­ons au siège social du groupe, aux domiciles personnels de d’Emmanuel Besnier, en Mayenne et dans son hôtel particulie­r à Paris, ainsi que chez le directeur juridique de l’entreprise. Des citations devant un tribunal correction­nel pourraient, à l’issue des investigat­ions, être notifiées à une poignée de cadres du groupe, ainsi qu’à Emmanuel Besnier et son frère Jean-Michel, tous deux gérants ou administra­teurs de sociétés au Luxembourg ayant éventuelle­ment participé à des montages de fraude fiscale. Sollicité par Libération, le groupe répond contester «très fermement toute volonté de fraude» ainsi que les montants du redresseme­nt fiscal infligé par Bercy.

Ces procédures ne sont pas les seuls nuages à s’amonceler au-dessus du géant laitier. En France, la production de lait est en baisse et ce recul se traduit dans les quantités collectées puis transformé­es par l’industriel. Interrogé par un producteur sur un l’éventualit­é d’un plan social dans la filière, Emmanuel Besnier, traditionn­ellement économe de ses mots, s’est contenté de répondre : «Oui.» •

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Photo Denis Allard. Leextra. opale Emmanuel Besnier à Laval, en juin 2022.
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Photos F. Poitout. ABACA et D. Meyer. AFP Lors d’une action de la Confédérat­ion paysanne au siège de Lactalis, le 21 février.

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