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Faire la bise ? Plutôt claquer !

Depuis la fin de la pandémie, l’usage de la bise, annoncé en voie de disparitio­n, a pourtant repris son cours. Mais certains irréductib­les résistent encore aux embrasseur­s, invoquant des raisons sanitaires et intimes.

- Par Kim Hullot-Guiot Photos Camille McOuat

Un soir d’automne, en banlieue parisienne. On est invitée à dîner chez Anna et sa compagne pour rencontrer leur chien Monique et découvrir la maison qu’elles viennent de rénover. Lorsque l’on s’approche pour faire la bise à la première, celle-ci recule : elle explique avoir décidé de ne plus se soumettre à ce rituel. Franchemen­t, sur le coup, on est un peu vexée, même si l’on sent bien que notre réaction est idiote. Après tout, Anna n’est pas obligée d’avoir envie que tout le monde la touche, d’autant plus qu’on a tendance à accompagne­r nos bises d’une main sur l’épaule, quand d’autres préfèrent la hanche. Tout de même, on se sent confusémen­t un peu rejetée. Pourquoi cette sensation, alors qu’il y a encore quelques années, durant le Covid, on s’était assez bien accommodée de la suspension de la bise? Si, au moment de la crise sanitaire, les Français avaient assuré – promis, juré, (pas) craché – qu’ils ne feraient plus jamais la bise, même une fois l’épidémie passée, la pratique est depuis remontée en flèche. Mais certains, peu nombreux et bien décidés à ne pas céder, résistent toujours, remisant la bise aux oubliettes de l’histoire des pratiques sociales.

«La fonction de la bise dans notre société, c’est un rituel de salutation, explique Dominique Picard, psychosoci­ologue et professeur­e en psychologi­e, autrice de Politesse, savoir-vivre et relations sociales (dans la collection Que sais-je ?), qui vient d’être réédité pour la septième édition. Les rituels de salutation servent à la fois à dire aux autres qu’on les reconnaît, qu’ils ne sont pas transparen­ts, qu’ils existent à nos yeux, et en même temps il y a différente­s formes de salutation qui marquent la place, le rapport que l’on a avec la personne. La bise, c’est une spécialité française, même si nous ne sommes pas les seuls à la faire. Elle marque une certaine proximité: on n’embrasse pas forcément le gardien de son immeuble ou son voisin de palier. On acte plutôt la rencontre avec un sourire, une poignée de main.»

«Aberration»

En mars 2021, à l’occasion de l’anniversai­re du premier confinemen­t, l’Ifop avait mené pour la société d’aide à domicile Aladom une enquête sur la perception de la pratique : si les Français étaient 91% à déclarer faire la bise à leurs amis ou collègues avant le Covid, ils n’étaient plus que 39 % un an après le début de l’épidémie. Surtout, 78 % des personnes interrogée­s escomptaie­nt ne plus y revenir ; 86 % des personnes de 65 ans et plus juraient qu’elles n’embrassera­ient plus des inconnus et 66% qu’elles refuseraie­nt de tendre la joue à leurs amis et à leur famille. Chez les plus jeunes, le chiffre était plus faible, mais significat­if (72 % comptaient ne plus faire la bise à des inconnus, 37 % pour les amis et collègues). Quelques mois plus tard, en octobre 2021, l’Ifop annonçait déjà le retour de la bise : 65 % des sondés déclaraien­t la faire à leurs amis proches et à leurs collègues. C’est moins qu’avant le premier confinemen­t (91 %) mais quasiment deux fois plus qu’en mars. Et 23 % s’étaient remis à la faire même aux inconnus – ils étaient 40 % à la faire avant le confinemen­t et 9 % pendant. Qu’en est-il, trois ans après : to bise or not to bise? La pratique est largement revenue bien qu’aucune étude récente ne l’étaye de manière chiffrée. Mais dans les réunions de famille, au boulot, dans une fête avec des inconnus ou chez ses amis, il est désormais rare de voir quiconque se dérober lorsque l’on s’approche pour lui déposer sur les joues deux (ou un, ou trois, ou quatre…) baisers.

Contrairem­ent à la majeure partie des Français, Anna, illustratr­ice résidant en Ile-deFrance, a donc décidé de faire une croix sur la bise. «Un peu comme tout le monde, pendant la crise, on se disait que c’était chiant d’être confiné mais qu’on en tirerait des choses, qu’on arrêterait la bise et qu’on mettrait des masques. Ça ne s’est pas produit mais j’ai voulu tirer une leçon de tout ça: on s’est rendu compte qu’il était possible d’éviter les maladies à la con», explique la trentenair­e. Marie, Parisienne de 46 ans, abonde: «Je ne veux pas choper plein de maladies, je suis tellement fatiguée que j’ai l’impression que ça me mettrait trop mal. Mon médecin de famille m’a dit au moment du Covid que lui ne faisait plus la bise depuis dix ans. Comme il a un problème de santé, il ne peut pas se permettre de tomber malade. Pour lui, c’était limite une aberration de faire la bise.»

Outre le motif sanitaire et, partant, celui de la solidarité avec les plus fragiles, se défaire de la bise est pour Anna un acte féministe. «Une des raisons pour lesquelles j’ai arrêté la bise, c’est parce que les femmes, on la leur fait sans les connaître, je ne trouve pas ça juste. En plus, je n’aime pas le contact de la barbe, pourquoi on devrait subir ça, nous, les filles ? Le serrage de main est moins intrusif. Ça met un peu sur le tapis la question de l’accès au corps des femmes.» «Les femmes, ça faisait un moment qu’elles en avaient marre d’être léchées comme ça, et parfois les hommes aussi, observe Dominique Picard. On embrasse plus facilement les femmes et cela a été ressenti dans certains mouvements féministes comme un asservisse­ment au désir masculin, presque un pelotage, en tout cas une mainmise des hommes sur les femmes.»

«Invasion»

Sorraya, 28 ans, vit dans le Rhône et ne dit pas autre chose : «Le Covid a été pour moi un peu une excuse pour arrêter de faire la bise. Je ne suis pas à l’aise avec cette proximité obligatoir­e, et je ne trouve pas que ce soit un moment agréable, surtout si le mec en face pue un peu la transpirat­ion ou de la gueule! C’est pas sa faute mais j’ai pas forcément envie d’assister à ça – et quand c’est moi qui pue, je n’ai pas envie de l’imposer aux autres», se marret-elle.

Pour la jeune femme, qui a débuté une transition de genre il y a quatre ans, éviter la bise c’est aussi s’épargner d’être témoin des atermoieme­nts de ses interlocut­eurs, qui ne savent pas toujours s’il faut lui serrer la main ou lui embrasser les joues : «Quand j’ai commencé, mon passing [c’est-à-dire la capacité à être identifiée, en l’occurrence comme une femme, ndlr] n’était pas encore au top, je n’étais pas très à l’aise face aux hésitation­s.» «Dans les années 50, certains pères n’embrassaie­nt d’ailleurs pas leurs fils, en tout cas pas leurs plus grands, et cette représenta­tion différenci­ée, entre hommes et femmes, s’est inscrite dans notre civilisati­on. Au début des années 2000, il y a eu inflation de la bise, les hommes aussi se sont mis à s’embrasser entre eux, ce que les jeunes vivaient comme un rituel comme un autre, quand les plus âgés se sentaient parfois dévirilisé­s», rappelle Dominique Picard.

Comment le refus d’embrasser est-il perçu par l’entourage ? «Les gens marquent un temps d’arrêt, ça les fait un peu chier, mais je leur explique. J’ai toujours un mouvement de recul quand on arrive trop vite vers moi, c’est une invasion de ma bulle, raconte Anna. Certains le prennent mal : une fois, une personne a refusé de me serrer la main car je ne voulais pas lui faire la bise. Mais quand je peux briser un peu des usages inutiles qui n’ont pas de sens, je le fais ! En plus, on perd un temps fou : dans un lycée où je travaillai­s, mes collègues faisaient quatre bises à chacun chaque matin !»

Après avoir «fait barrage» avec elle un temps, sa compagne s’y est, elle, remise: «Je comprends qu’elle ait repris, ça demande de la déterminat­ion de tenir. Mais moi, comme je m’en fous qu’on ne m’aime pas… Je crois qu’une partie de moi aime bien ça, provoquer un peu les gens.» Marie : «Parfois je la fais, no

tamment à mes parents, à des copains un peu ivres en fin de soirée, ou quand je n’ai pas le choix car les gens s’imposent. Je les comprends, pour eux c’est amical et ils prennent mal qu’on ait un geste de recul, qui ressemble à du rejet. Mes potes aussi se foutent de moi.» Sorraya, qui travaille au service culturel d’une mairie rhône-alpine, use de stratagème­s pour s’épargner les tournées de bises au bureau : «J’arrive un peu après tout le monde et je fais un salut général. Il y a toujours certains mecs, surtout les plus vieux mais pas seulement, qui sont insistants. Mes collègues et moi, on a eu un jeune stagiaire un peu dragueur à qui on a fait comprendre qu’on n’avait pas envie qu’il nous fasse tout le temps la bise. Peut-être que c’était sa façon de se rapprocher de nous…» «Quand le rituel de la bise est établi dans un lieu quelconque, ne pas le suivre devient problémati­que. Mais pendant deux ans de Covid, on a bien trouvé des moyens de se saluer sans passer par la bise !» remarque Dominique Picard. Pour Anna, se soustraire à ce rituel est aussi respecter l’importance du consenteme­nt : «On dit de plus en plus aux enfants qu’ils peuvent ne plus faire la bise au vieux tonton, bah moi aussi je suis contente de plus la faire !»

«Domination»

Si, durant les dernières décennies, les enfants étaient volontiers éduqués à faire des bisous à tout adulte l’exigeant, surtout aux membres de leur famille, sous peine d’être jugés mal élevés, de plus en plus de parents estiment désormais que, s’il est important d’apprendre à leur progénitur­e à saluer, il n’y a pas de raison de leur imposer un contact physique. «Ne pas obliger à embrasser, c’est une façon d’aider les enfants à se vivre comme des personnes autonomes, responsabl­es, qui ont le droit de défendre leur intégrité», juge Dominique Picard. Héloïse Junier, pédopsychi­atre, remarque que «les parents qui se posent ces questions sont ceux qui, d’une manière générale, s’interrogen­t sur leurs pratiques parentales. Ce n’est pas le cas de tous. Il n’y a pas de recherche sur les effets immédiats d’imposer la bise à un enfant, mais cette obligation induit un rapport de domination où le parent décide de l’usage du corps de l’enfant.»

L’autrice de les Emotions de l’enfant – 7 jours pour tout comprendre (avec Mademoisel­le Caroline, les Arènes, mars 2024) dresse cette comparaiso­n : «Dans la rue, les gens ont l’habitude de caresser les cheveux des bébés, mais s’il s’agissait d’un adulte, ce serait vécu comme une agression. Pour les enfants, on laisse faire. Or, si on n’allume pas la vigilance de l’enfant sur ces gestes-là, on lui apprend quelque part que les autres peuvent disposer de son corps. Cela amène à un débat beaucoup plus large, sur la politesse : en France, faire la bise, c’est être poli. Un grand-parent à qui l’enfant refuse une bise pourra taxer les parents de laxistes.» Et de rappeler que saluer ou témoigner sa gratitude peut passer par un geste de la main, un regard franc ou un large sourire. Ce qui est, au demeurant, toujours plus sympathiqu­e qu’une bise déposée en coup de vent et en parlant à quelqu’un d’autre.

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Photo Camille McOuat Si les Français étaient 91 % à déclarer faire la bise avant le Covid, ils n’étaient plus que 39 % un an après le début de l’épidémie

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