Libération

«Nous nous verrons en août», floraison de plus Le roman posthume de García Márquez

- Par Philippe Lançon

Dix ans après sa mort, on publie un inédit de Gabriel García Márquez. Nous nous verrons en août est un court roman en six chapitres. C’est l’histoire d’une femme de 46 ans qui décide soudain, chaque 16 août, de rejoindre l’île tropicale où sa mère, pour des raisons inconnues de sa propre fille (et des lecteurs), a voulu être enterrée. Début : «Elle revint dans l’île le vendredi 16 août par le bac de trois heures de l’après-midi. Elle portait un jean, une chemise écossaise à carreaux, des chaussures simples à talons plats, sans bas, une ombrelle en satin, son sac à main, et, pour tout bagage, une mallette de plage.» Pourquoi le 16 août ? Sa mère est sans doute morte ce jour-là, mais on n’en sait rien. Pourquoi un «vendredi» 16 août ? La date et le jour sont comme des lueurs dans le brouillard, de même que les livres lus par la femme, à commencer par Dracula. Ce ne sont pas des références, ni des objets d’analyse. Ce sont des notes, des signes, échos concrets de mystères que la fiction révèle sans les résoudre. Ils appartienn­ent à l’écrivain, à ses personnage­s. Le lecteur les découvre dans la vapeur des situations et des mots.

En chemin, la femme achète des glaïeuls, puis rejoint en taxi le cimetière : «Elle poussa sans effort le portail rouillé, s’engagea avec son bouquet de fleurs dans l’allée entre les tumulus étouffés par la végétation. Il y avait, au milieu, un kapokier aux grandes branches qui lui permit de s’orienter pour retrouver la tombe de sa mère. Les arêtes des graviers lui blessaient les pieds malgré l’épaisseur des semelles de crêpe, déjà chaudes, et le soleil filtrait au travers du satin de l’ombrelle. Un iguane surgit des broussaill­es, s’arrêta net devant elle, la regarda un instant et détala à toute allure.

Après avoir enfilé les gants du jardin qu’elle avait mis dans son sac, il lui fallut nettoyer trois pierres tombales avant de reconnaîtr­e le marbre jaunâtre avec l’inscriptio­n du nom de sa mère et la date de son décès, huit ans auparavant.» Nous sommes bien dans le monde de García Márquez : ce monde où l’imaginatio­n fleurit lentement et vivement sous nos yeux, comme une suite d’orchidées en serre, humidifiée et stimulée par les fins tuyaux du langage ; où tout est conjugué au passé, cette floraison tardive n’étant rien d’autre que celle de souvenirs hybrides.

La femme nettoie la tombe, dépose le bouquet, puis, le soir venu, prend un amant, qui change d’une année sur l’autre. On la suit sur quatre ans. Un chapitre, une année ; une année, un amant ; ou, finalement, pas.

«Ponctuels». Avec le premier, la nuit, formidable, est dominée par elle ; mais, au petit matin, l’homme a disparu, et, regardant son exemplaire de Dracula, elle découvre ceci: «Il lui avait laissé entre deux pages d’épouvante un billet de vingt dollars.» A la page 116 exactement. Le lendemain, humiliée et perturbée, elle reprend le bac et rejoint, là-bas sur la terre ferme, son mari. Pourquoi a-telle pris un amant ? Quelles en sont les conséquenc­es sur sa vie, sur son couple? Comment digérer ce billet ? «Elle se demandait si elle devait le faire encadrer comme un trophée ou le déchirer et conjurer ainsi son indignité. La seule chose qui ne lui semblait pas décente c’était de le dépenser.»

Chaque amant est décrit avec soin, avec un goût du jeu et du cliché transcendé. Chacun est une énigme triviale qui la reconduit autant vers sa vie que vers la tombe. Chacun semble illustrer ce que l’auteur disait aux étudiants de son atelier d’écriture cinématogr­aphique à l’école de San Antonio de los Baños, à Cuba (1) : l’imaginatio­n «se révèle souvent un peu courte : c’est bien naturel, car les ressources d’invention propres à la réalité sont sans limites quand les situations dramatique­s, au contraire, épuisent rapidement les leurs. Nous n’en avons pas trente-six, mais trois seulement: la Vie, l’Amour et la Mort (laquelle contient toutes les autres).» Celui qu’on appelait «Gabo» a toujours cherché à déplacer ces limites.

La femme s’appelle Ana Magdalena Bach, presque comme la seconde femme de Bach (plus jeune que lui de seize ans). Presque : Anna est devenu Ana, prénom hispanique. Quant à Magdalena, c’est le nom du grand fleuve colombien. L’histoire a bien lieu sous les tropiques, on ne sait où. Ana Madgalena a deux enfants. Son mari, Domenico, est chef d’orchestre. Ils prennent leur douche ensemble. Leur vie érotique est restée intense : «Pendant leurs trois années de mariage, ils furent ponctuels, le firent tous les jours, la nuit dans le lit, le matin dans la salle de bains, excepté les trêves sacrées des règles et des accoucheme­nts. De concert, ils devinèrent à temps les pièges

de la routine, et sans même nouer d’entente, décidèrent d’ajouter à l’amour un grain d’aventure. Pendant un certain temps, ils se rendirent dans des hôtels de passe, des plus raffinés à de vrais coupegorge, jusqu’à la nuit où, après une attaque à main armée, on les laissa nus comme au premier jour.» Elle craint d’abord qu’il ne découvre qu’elle a pris des amants ; mais elle découvre qu’elle craint surtout, maintenant, que lui l’ait trompée. La fin est aussi surprenant­e qu’ambiguë.

Il s’agit, apparemmen­t, de la dernière fiction que l’écrivain colombien ait à peu près menée à bien avant de perdre la mémoire, cette source cachée mais indispensa­ble, et de partir dans la nuit. Le texte n’est pas né du jour au lendemain. Une postface détaille son histoire. Le premier chapitre, dans une première version, avait été lu par lui en public, à Madrid, en 1999. C’était l’époque où Gabo se relevait d’un cancer et où il commençait son autobiogra­phie, Vivre pour la raconter, en disant volontiers que lorsque les gens en viennent à écrire leurs mémoires, ils sont généraleme­nt trop âgés pour se souvenir de quoi que ce soit. Quand, quelques années plus tard, il développa en différente­s versions Nous nous verrons en août, il commençait effectivem­ent à oublier. Le texte a été un peu révisé, après sa mort, par son fils. Celui-ci écrit, dans la postface, qu’il a laissé volontaire­ment, par respect pour l’auteur, quelques détails qui ne «collent» pas. Cela n’aura d’importance que pour les spécialist­es.

Variation érotique. Pourquoi cette publicatio­n est-elle un (petit) événement ? Au-delà de l’entreprise commercial­e, bien réelle, Gabo est l’un des rares écrivains qui continue de posséder une enfantine valeur magique. Le choc produit en 1967 par Cent ans de solitude paraît se reproduire, de réplique en réplique. Mieux : ses lecteurs le recherchen­t, l’entretienn­ent. Ils veulent qu’un nouveau lapin sorte du chapeau. La dernière fiction de Gabo avait été publiée de son vivant, en 2004: Mémoire de mes putains tristes devait appartenir à un projet romanesque dans lequel aurait figuré Nous nous verrons en août. C’était également une variation érotique, mineure et réussie, sur un thème de conte développé par l’écrivain japonais Kawabata dans les Belles endormies : celui de la Belle au bois dormant ; mais le prince, pas si charmant, était un vieillard au bordel. Un autre prix Nobel de littératur­e, J. M. Coetzee, a écrit sur ce texte un article mémorable : «L’objectif de Mémoire de mes putains tristes est courageux : parler au nom du désir d’un vieil homme pour des jeunes filles, autrement dit, parler au nom de la pédophilie, ou au moins montrer que la pédophilie doit être une impasse pour l’amoureux comme pour l’aimée.» Cette fois l’impasse, avec ses beaux glaïeuls insolites, est pour l’amoureuse comme pour ses amants. Elle conduit au cimetière.

(1) L’Atelier d’écriture. Comment raconter une

histoire, traduction de Bernard Cohen, préface d’Alexandre Lacroix (Seghers, 336 pp., 21 €). Parallèlem­ent, les éditions du Seuil publient une «réédition collector» de Cent ans de solitude, dans la traduction de Carmen et Claude Durand.

Gabriel García Márquez

Nous nous verrons en août Traduit de l’espagnol (Colombie) par Gabriel Iaculli.

Grasset, 144 pp,

16,90 € (ebook : 10,99 €).

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