«La Fièvre» frissonne le glas
Avec Benjamin Biolay en président de club de foot et Ana Girardot en humoriste d’extrême droite, la nouvelle politique fiction semi-dystopique d’Eric Benzekri («Baron noir») nous emmène sur la voie d’une troublante exaltation.
La Fièvre conte une contagion. Ou une tempête de merde? Qui peut faire la différence dans les années 2020, quand le quotidien médiatique fait se succéder les polémiques si brutalement, et incessamment que le réel, en ressenti, a des airs d’effondrement permanent ? Plus personne, pas même Samuelle Berger (Nina Meurisse). Cette conseillère en com politique sur le fil du rasoir se retrouve à vouer son expertise (et sa névrose) à sauvegarder de la ruine un club de football, le Racing, propulsé dans le chaos politique après que son joueur star, Fodé Thiam, a agressé et insulté son entraîneur en le traitant de «sale toubab». «Une histoire de foot ? Vous voulez dire une bombe à fragmentation avec plusieurs foyers potentiels de détonation simultanés, sur toute la ligne de fracture majeure de la société française» expose-t-elle à son psy, alors que se mettent en place les différents fronts du merdier – pardon, de l’affaire – : Fodé, le joueur en question (Alassane Diong), le patron du Racing, François Marens (Benjamin Biolay), les militants antiracistes (les «indigénistes», sosies approximatifs des Indigènes de la République), un député d’extrême droite, un ministre centriste… Et surtout Marie Kinsky (Ana Girardot), ex-amie de «Sam» devenue ennemie jurée de cette dernière et humoriste d’extrême droite à l’agenda (en anglais dans le texte) plus que trouble, la superméchante missionnée par ellemême de déverser de l’huile par hectolitres sur la controverse dès que l’incendie semble perdre en intensité.
Villas. La nouvelle série obsédée d’actualité d’Eric Benzekri, ancien homme de l’ombre de la gauche socialiste, devenu homme fort de la fiction télé française avec Baron noir, fait donc son beurre de notre ère politique tendue et polarisée, qu’elle amplifie non sans griser le spectateur. Au gré des épisodes, l’affaire rebondit et déraille à gogo, sur les écrans d’ordi des conseillers en com et des hackeurs experts en astroturfing. Mais aussi ici-bas, chez Hanouna, sur les (fausses) unes de Libé et dans les villas de footballeur plastiquées sans sommation.
Fantasme. Et l’on se laisse épater, par la vitesse et la sagacité de cette semi-dystopie aux airs de Years and Years, malgré le grotesque de certains personnages, les grosses ficelles de certaines péripéties, la vision grossière du peuple connecté, projeté dans le récit comme une grasse masse terriblement influençable, surtout sa minorité la plus militante. Et l’on s’alarme, aussi, de ce qui révèle au fur et à mesure comme un fantasme apocalyptique à grande échelle, une politique-fiction hystérisée précipitant la France de 2024, à quelques détails près, dans un futur immédiat à l’allure de cartoon bilieux. Une branche de la philosophie contemporaine – passée aux mains de l’extrême droite, et dont le personnage de Marie Kinsky semble être une disciple – parle d’«accélérationnisme» pour qualifier le besoin fantasmatique ou politique de précipiter la réalité sociale dans le mur pour dépasser le statu quo. Benzekri cite et emprunte le titre de la série au Monde d’hier de Zweig, grand texte apocalyptique écrit par l’Autrichien avant son suicide en 1942. Mais au fatalisme mélancolique de cet adieu à la Mitteleuropa au moment où elle est en train de sombrer, la Fièvre substitue une troublante exaltation, sans doute mieux adaptée à l’art de la série télévisée. Elle finit pourtant par renverser le propos, puisque la série est meilleure quand elle fait advenir le pire. Au fur et à mesure que s’élargit la fenêtre d’Overton sur le pire politique, la Fièvre, comme enfiévrée par son audace, finit par jouir au fur et à mesure qu’elle fait tomber les tabous. La Fièvre, série d’épouvante ou fantasme politique morbide ? La catharsis n’agit pas forcément là où elle s’annonce.
La Fièvre d’Éric Benzekri. Avec Ana Girardot, Alassane Diong… Sur Canal +. 6 x 52 min.