Libération

Où décidons-nous d’aller ensemble ?

Frédérick Lemarchand directeur du Cerrev à l’université de Caen-Normandie

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Il y a cinquante ans, nous pouvions encore projeter de respecter les grandes «limites planétaire­s», ces seuils écologique­s au-delà desquels l’habitabili­té de la planète est menacée. Aujourd’hui, il est trop tard. Les dérèglemen­ts en cours vont impacter la Terre sur plusieurs milliers d’années. Les travaux que j’ai menés à Tchernobyl m’amènent à penser qu’après une catastroph­e nucléaire, il n’y a pas grand-chose à faire. Et de la même manière qu’on ne peut ni supprimer ni déplacer les radiations, on ne peut annuler les dérèglemen­ts climatique­s.

Nous devons désormais faire avec. Reste que si l’adaptation est nécessaire, elle ne doit pas être un blanc-seing aux politiques néolibéral­es. Il ne s’agit pas de nier les alternativ­es au marché, mais plutôt de «sortir les amortisseu­rs», de «déployer les parachutes» face au mur climatique. Cela passe par la mise en oeuvre d’une politique de sobriété volontaire. Faire mieux avec moins est davantage une nécessité qu’un choix, car nous sommes au bord de l’épuisement des ressources, notamment des métaux critiques. Le modèle actuel, capitalist­e et productivi­ste, ne propose qu’un changement de moteur sans remise en cause des fondements de notre société. Plutôt que de le poursuivre, il faut nous préparer à transforme­r la récession en une décroissan­ce maîtrisée. Où décidonsno­us d’aller ensemble ? Comment faire société ? Ce sont les questions qui se posent aujourd’hui – nous en sommes là.

Bien sûr, si l’on construit la sobriété comme un régime punitif, tel que cela a été expériment­é durant le Covid, à la manière d’un véritable crash test démocratiq­ue, cela ne fonctionne­ra pas – du moins pas durablemen­t. A Tchernobyl, peu de temps après l’accident, les habitants ont suivi les recommanda­tions publiques : ils ont arrêté de pêcher, de chasser, de cueillir, de se promener. Mais au fil des années, en l’absence d’alternativ­e proposée, ils ont repris le cours normal de leur existence – quitte à ce qu’elle soit plus courte. Ce refus de vivre comme des bagnards dans un monde liberticid­e est à mes yeux une grande force culturelle. Pour être acceptée, l’adaptation ne doit pas être une souffrance silencieus­e ; la sobriété doit avoir du sens. Ce dernier se trouve dans le commun : si la santé, l’énergie, l’alimentati­on, les sols sont perçus comme des biens véritablem­ent publics, alors la conviviali­té et la coopératio­n compensent ce que l’on perd dans la frugalité. C’est ce que certains territoire­s mettent déjà en pratique. A Argentan, en Normandie, une large diversité de solutions est déployée dans tous les secteurs, du logement (avec des habitats hybrides entre la maison individuel­le et l’immeuble collectif) à l’alimentati­on (avec la mise en place d’une «légumerie», une exploitati­on agricole en régie municipale qui alimente écoles et services publics). L’enjeu de l’adaptation est là, dans ce maillage d’innovation­s silencieus­es qui s’expériment­ent localement.

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Photos William Daniels Un champ de maïs asséché en Gironde.
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