Au Mont-Blanc, après la fonte des glaciers, explorer les terres inconnues
Sur la mer de Glace audessus de Chamonix, le chercheur Jean-Baptiste Bosson étudie, avec le programme Ice & Life, les terres «libérées» par le réchauffement et les conséquences sur l’environnement montagnard.
Jean-Baptiste Bosson s’enfonce d’un bon pas dans la forêt des Bois, à trois kilomètres et demi seulement du centre de Chamonix. Si l’aiguille du Dru, poudrée de neige fraîche, surplombe le site de toute sa magnificence, la mer de Glace n’est depuis longtemps plus visible de ce fond de vallée. Laminée par le réchauffement climatique, elle se retire toujours plus en arrière dans les profondeurs du massif du Mont-Blanc, 1 000 mètres de dénivelé plus haut. Et pourtant, sa langue terminale occupait encore ce site des Bois il y a moins de 150 ans !
«Nous sommes ici dans une forêt écologiquement primaire: elle a poussé sur un sol qui a été décapé, remis à zéro par le glacier, sans graines héritées du passé ; elle n’a été ni plantée ni entretenue par l’homme», explique le chercheur de 38 ans, devenu docteur en glaciologie géomorphologie à l’Université de Lausanne en Suisse après avoir étudié les sciences politiques à Lyon.
«Vertigineux et affolant»
Accroupi devant un vieux tronc de mélèze où des coléoptères ont pondu, caressant la mousse épaisse qui pousse sur les blocs de granit érodés et amenés ici autrefois par le glacier, il s’émeut : «Les zones qui émergent du retrait glaciaire sont des terres inconnues. Sapiens n’a jamais vu la plupart d’entre elles ! C’est à la fois vertigineux et affolant. Ces écosystèmes naissants sont ceux qui évoluent le plus rapidement sur Terre. Ils restent des espaces à explorer scientifiquement et sur le plan légal.»
Il fait sa part : avec des dizaines de scientifiques du Conservatoire d’espaces naturels de Haute-Savoie, de l’université SavoieMont-Blanc (CNRS et Inrae) et de nombreux laboratoires suisses, il a mené ces dernières années un travail de fond sur ces «écosystèmes postglaciaires» issus des 210 000 glaciers de la planète, hors calottes antarctiques et groenlandaises. Leurs travaux ont été publiés en 2023 par la revue scientifique Nature, une consécration. Ils ont établi qu’entre 150 000 km² (la superficie du Népal) et 340 000 m² (celle de la Finlande) seront déglacés d’ici 2100, en fonction des différents scénarios climatiques: «Ce sont certains des derniers espaces sauvages de la planète… et ils sont hyper vulnérables», insiste Bosson qui coordonne le programme Ice & Life regroupant ces scientifiques. A l’échelle des Alpes françaises, 400 km² d’écosystèmes postglaciaires sont déjà apparus depuis 1850 et ce n’est qu’un début, annonce Ice & Life qui est en train de dresser la carte naturaliste de ces sites mêlant zones glaciaires et postglaciaires. Trente ont déjà été étudiés en Haute-Savoie.
Au-delà de leur travail scientifique classique, les chercheurs développent un plaidoyer pour la préservation de ces zones. Les glaciers actuels gardent un rôle essentiel face au réchauffement, tandis que les zones postglaciaires permettent une captation non négligeable du carbone, par la formation des sols et la croissance végétale ; elles régulent le cycle de l’eau, en compensation partielle du rôle joué auparavant par les glaciers, grâce à la naissance d’innombrables zones humides et de 200 à 900 lacs dans les montagnes des Alpes ; elles sont enfin un refuge de biodiversité. Forts de ce constat, les chercheurs d’Ice & Life sautent le pas : ils accompagnent des projets de protection ici ou là et s’engagent dans le débat, rêvant d’un «traité international de protection». Jean-Baptiste Bosson, nommé au Conseil national de la protection de la nature et au Conseil national de la montagne, bénéficie d’une forte visibilité médiatique. Il a obtenu de l’Etat, en novembre 2023, l’inscription de ces zones dans la Stratégie nationale de biodiversité, avec l’objectif «de tendre vers 100% de protection forte des glaciers et d’une partie des écosystèmes postglaciaires», dixit Emmanuel Macron lui-même. Un principe national est acté. Les traductions locales, elles, restent à définir…
«Nos meilleurs alliés»
«Ce sont certains des derniers espaces sauvages de la planète… et ils sont hyper vulnérables.»
Jean-Baptiste Bosson Docteur en glaciologie et géomorphologie à l’Université de Lausanne
Ce soir de février, le chercheur milite devant une salle d’alpinistes réunis à Chamonix par l’équipementier Millet, mécène d’Ice & Life : «Les glaciers sont nos meilleurs alliés pour comprendre le réchauffement climatique et sensibiliser les sociétés à la nécessité de l’atténuer. Chacun peut devenir un acteur, nous pouvons encore sauver un tiers des glaciers alpins !» martèle-t-il, avant de souligner l’importance de la protection des écosystèmes en formation du massif.
Dans la salle, Hervé Villard, viceprésident de la communauté de communes de la vallée de Chamonix chargé de la transition écologique, apprécie : «Ice & Life joue un rôle d’alerte positif, en nous montrant que nous avons une richesse insoupçonnée, alors même que nous vivons avec. A nous de trouver le bon équilibre, de nous accorder sur des statuts de protection, des protocoles d’observation scientifique et de découverte par le public.» Le chantier est considérable, mais il vaut la peine, poursuit l’élu : «Notre vallée se doit d’être exemplaire, d’être messagère. On retrouve là tout l’enjeu de la relation entre la science et la société.»