Libération

Monsieur Macron, avec votre projet de loi, la logique mortelle s’imposera

Le Président veut faire cohabiter une loi de liberté pour la mort assistée et des dispositif­s de solidarité via une généralisa­tion des soins palliatifs. In fine, ce texte accentuera notre pulsion individual­iste aux dépens des plus vulnérable­s.

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Le président Macron vient de préciser le projet de loi sur la fin de vie : il offrirait à toute personne majeure, capable de discerneme­nt, atteinte d’un mal incurable mettant en jeu son pronostic vital à court ou moyen terme, la possibilit­é d’être aidé à mourir. Parallèlem­ent, une stratégie de soutien des soins palliatifs serait mise en place (pour les encourager, les diffuser à l’ensemble du pays, les rendre accessible­s à tous) – certaines dispositio­ns de soutien des soins palliatifs étant incluses dans le projet de loi. La liberté, l’autonomie et la dignité d’une part, la solidarité nationale et la fraternité d’autre part seraient les piliers de ce projet. Mais, par un mécanisme inéluctabl­e, cette loi s’avérera mortelle pour beaucoup plus que quelques cas singuliers. Les soins palliatifs sont une voie d’exigence et requièrent beaucoup de compétence­s médicales, de compétence­s soignantes non médicales, de temps, d’investisse­ment, d’argent, qui sont nécessaire­s pour permettre à cette médecine holistique, globale, d’accomplir son rôle : soulager, soutenir sans violence, accompagne­r une personne jusqu’à sa fin de vie à ce que l’on appelle parfois une «bonne mort». Cela implique de considérer que ce terme inévitable et proche (en jours, en semaines, en mois) fournit un contenu à ces derniers jours, peut-être même un supplément de vie, et que, à fonds perdu en termes de guérison et de retour à une vie sociale, cela en vaut la peine ; que c’est même essentiel d’être aux côtés de ceux qui meurent, le temps qu’il faudra.

On me dira que l’un n’empêche pas l’autre : qu’un pays démocratiq­ue peut faire cohabiter une loi de liberté (pour le moment ne concernant que les personnes malades et ne pouvant espérer de guérison à court ou moyen termes) et des dispositif­s de solidarité, de soutien aux personnes en fin de vie à travers les soins palliatifs.

Non : cette simultanéi­té est – littéralem­ent – mortelle. La loi sur la fin de vie s’avérera un leurre pour rendre acceptable une évolution en faveur de la mort aidée de beaucoup.

Pénuries chroniques

Croit-on que les établissem­ents hospitalie­rs qui font face à des pénuries chroniques (humaines, structurel­les et financière­s) feront les investisse­ments coûteux nécessaire­s à la constituti­on d’équipes de soins palliatifs dignes de ce nom ? Rappelons que les pénuries en soins palliatifs ne se réduisent pas aux départemen­ts manquant de ces structures spécifique­s : à Paris même, il est difficile de faire admettre des patients en soins palliatifs.

Croit-on que l’on résistera longtemps à faire valoir que la dignité des personnes atteintes par le très grand âge, rejointes par l’Alzheimer, les démences séniles, les accidents vasculaire­s à répétition, l’état grabataire, la solitude ou l’abandon, la perte d’autonomie, appelle une aide active à mourir donnée par bienveilla­nce, par humanisme ?

Croit-on que les fameux garde-fous (réunions de concertati­on pluridisci­plinaire par exemple) protégeant les êtres les plus fragilisés, les plus malades, les plus incapables, les plus en perte d’autonomie, les plus isolés, les plus soumis à un entourage hostile ou toxique ou indifféren­t, puissent résister à la pression des dispositif­s de liberté de mourir ou à l’idée que telle ou telle des parties se fait de la dignité, de la liberté, de l’autonomie, de ce qui définit une personne ? Croit-on qu’une personne âgée se sentant à la charge de sa famille ou de la société, lasse, souffrant de multiples comorbidit­és mortelles à court ou moyen terme, ne peut être assez facilement convaincue de décider librement de faire le choix de mourir conforméme­nt à ce que lui autorise la loi ?

Que croit-on qui se passera quand l’aide à mourir sera devenue légale et que quelques courtes génération­s successive­s de jeunes soignants, de jeunes médecins, de jeunes administra­tifs, de jeunes citoyens l’intégreron­t naturellem­ent dans leurs modes de penser et de travailler ?

Perte de confiance

On ne peut faire cohabiter des dispositif­s de solidarité en faveur des soins palliatifs et de support – comme ceux en faveur des aidants ou de la prévention du suicide –, et une loi de liberté pour la mort assistée. La solidarité assure aux personnes les plus fragiles, et, en particulie­r, les plus âgées, que toute la société, notamment ceux qui les soignent, les aident, les accompagne­nt, est à leurs côtés ; que tout sera fait pour ne pas les laisser tomber. Que ces personnes peuvent en confiance confier leur vie à d’autres. Il y a quelques années, une dame de 80 ans qui m’avait été adressée pour un petit cancer de la langue, dont le pronostic était bon, refusa d’être hospitalis­ée parce que, m’a-t-elle dit, «j’ai peur qu’on me tue…». «Mais on ne va pas vous tuer», lui avais-je dit interloqué. «Avec tout ce qu’on entend !» m’avait-elle répondu. Cette perte de confiance entre les citoyens ne fera que s’aggraver avec l’introducti­on d’une loi de liberté permettant la fin de vie – et objectivem­ent l’encouragea­nt. L’expérience des pays voisins montre qu’il existe au fil des années une baisse implacable de l’engagement auprès des personnes âgées en matière de médecine et de soins.

Cette rupture de la confiance intergénér­ationnelle aura pour notre société des conséquenc­es bien plus délétères qu’une loi soutenant le développem­ent des soins palliatifs et n’y intégrant pas l’aide active à mourir. Il n’y a qu’à regarder en ville : voitures, cyclistes, piétons, l’indifféren­ce ordinaire des uns à l’égard des autres est abyssale. Une loi de liberté de mourir accentuera notre pulsion individual­iste et délitera un peu plus encore ce tissu social qui se désagrège sous nos yeux aux dépens des plus vulnérable­s dont tout le monde, une fois prononcés pieusement les slogans sur le vivre ensemble, se fiche.

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