Libération

Abats les convention­s

Avant l’annonce des étoiles Michelin, l’ancien candidat iconique de «Top Chef» a ouvert un restaurant parisien déjà remarqué.

- Par Quentin Girard Photo Iorgis Matyassy

On n’avait pas oublié Adrien Cachot. De la saison 11 de Top Chef, diffusée de février à juin 2020, intimement liée au premier confinemen­t, où les émissions de cuisine étaient devenues une manière de faire nation par écrans interposés, on se souvenait de son pas traînant et de son attitude tranquille. Le bougon était capable, hors des normes et du stress, de sortir des plats surprenant­s, aux associatio­ns improbable­s. Le vol-au-vent, le pad thaï de cervelle d’agneau, le croquant de pied de cochon à la fraise de veau, champignon­s et pouces-pieds (oui, les crustacés repoussant­s), toutes ces créations lui avaient permis de se hisser en finale, perdue face à David Gallienne. Aucune importance, l’amateur d’abats était notre gagnant de coeur, qualifié par le triplement étoilé Paul Pairet de «Marsupilam­i attachant et déjanté, entre Droopy et Zidane».

Enfermé chez soi, on s’était promis qu’on franchirai­t la porte de son futur estaminet. On ne l’avait pas oublié mais lui semblait ne pas se soucier de nous, les mangeurs. Après l’émission de télécroche­t, il a fermé son premier restaurant, Détour, et a disparu. Quelques frites, un livre, six mois de résidence au Perchoir, à Paris, et voilà, rien, barbu silencieux, ni poils, ni poêles. Il s’avère que ce n’était pas de sa faute. Il aurait dû ouvrir un lieu bien plus tôt mais les revirement­s du vendeur l’ont mis dans la sauce. «Trois ans d’attente, c’est long, nous dit le chef de 34 ans. Quand tu es un jeune cuisinier et que tu as de l’ambition, tu n’as pas vraiment le temps…»

En décembre, le trublion a enfin ouvert sa table, dans le XIe arrondisse­ment de Paris. Le lieu, Vaisseau, porte bien son nom, tout en noir avec colonnades d’origine et lumière blanche, comme une salle chic d’un destroyer stellaire de Star Wars, à contre-courant des codes fleuris et colorés de l’époque. Quand il s’avance vers nous, de toute sa hauteur et sa largeur, tee-shirt noir, le pas lancinant (presque boitant?), le visage broussaill­eux, il a quelque chose d’un vieux Mandalorie­n qui en aurait trop vu et aurait décidé d’enlever son casque pour se réfugier en cuisine, au plus loin des guerres de l’Empire.

En attendant de trouver son havre de paix, Adrian Cachot a voyagé. «Kinshasa, Tokyo, Martinique, New York, Hongkong, Montréal», il égrène les lieux où il est allé manger, seul ou avec sa future brigade, des mastards de son acabit qu’on aperçoit dans la cuisine ouverte. Avec du recul, il a apprécié ce moment de pause, mais, sur l’instant, il bouillonna­it. Il voulait prouver au monde ce dont il était capable.

Sous ses airs tranquille­s, Adrien Cachot est mû par l’idée de revanche : sociale, culturelle, culinaire. Il a grandi à Cenon, ville populaire dans la banlieue de Bordeaux, avec un père possédant une entreprise de nettoyage devenu dératiseur et une mère employée dans une quincaille­rie passant des diplômes pour être aide-comptable, fatiguée par une polyarthri­te. Il dit: «Mes parents, c’est des courageux.» Il s’agace : «Ma mère est handicapée, elle a cotisé 177 trimestres, elle a cumulé beaucoup plus que ce qu’elle devrait cumuler et elle ne peut pas partir à la retraite.» C’est tout, même si c’est déjà important, de son rapport à la politique : «Personne ne m’intéresse. Quand tu ne fais que voter contre, est-ce que tu votes vraiment ?»

L’adolescent amateur de rock métal et de graffitis est un gamin remuant. Il fait les 400 coups, quelques conneries et autres vélos volés. L’école est une souffrance : «J’ai vécu quinze ans d’humiliatio­n. Je me suis senti complèteme­nt abandonné. Les instits me rabaissaie­nt constammen­t. Les gens qui se sont occupés de moi n’étaient pas compétents. Moi, si j’ai un jeune à problèmes dans mon équipe, je m’occupe de lui.» Il est refusé par un lycée hôtelier et se retrouve, grâce à son père, apprenti dans un restaurant. Le CAP cuisine suivi en alternance manque de le dégoûter : «C’était pas des profs mais des gardiens de prison. Tu es traité comme un animal avec zéro enseigneme­nt.» Heureuseme­nt, derrière les fourneaux, ça se passe bien. Il tire ses premières inspiratio­ns de ses origines catalanes et découvre les produits qu’il aime, les ingrédient­s «pas chers», le maquereau, les anchois, les abats, les «rejetés», comme lui.

Il apprend auprès de Nicolas

Magie, puis avec Christian Etchebest, lorsqu’il monte à Paris. Cachot est resté proche de ce dernier, qui a mis des billes dans son restaurant Vaisseau.

Le jeune entreprene­ur n’a pas de gros investisse­urs derrière lui. Surtout, il a lui-même fait des emprunts, avec sa compagne Emie Wada, architecte de formation, «qui fait tout» en salle. Le risque financier est réel. Il hausse les sourcils : «Je n’ai jamais eu d’argent, alors je ne stresse pas.»

Adrien Cachot est souvent de peu de mots. En une ou deux phrases, il vous cisèle une réponse comme il couperait un oignon, regardant droit devant lui, vers l’entrée cachée par un grand rideau noir, ou caressant d’une main distraite son petit chien. Sur ses doutes potentiels, après presque quatre ans d’intermitte­nce ? «Normalemen­t, c’est de la cuisine. Si tu es sûr de toi, ça devrait aller.» Sur la possibilit­é d’être étoilé, alors que le Michelin annoncera ses lauréats la semaine prochaine ? «Je n’ai jamais eu de félicitati­ons à l’école. Si je peux tout prendre, je prends tout.» Sur sa manière de travailler ? «Je choisis des produits, je fais à manger. On bricole. On s’amuse.» La réponse nous fait sourire, tant, dans l’assiette, la maîtrise est totale. Au déjeuner, six moments surprises s’enchaînent, des amuse-bouche au dessert. Il faut deviner la compositio­n, ce n’est pas toujours évident (la meringue de poivre ! les gnocchis façon mochi ! la peau de poisson en mayo !) pour des plats forts en bouche et doux à l’âme, une nourriture de bonhomme romantique préparée par un ours sachant être nounours. Pour 60 euros, au déjeuner, le rapport qualité -prix est difficilem­ent battable à Paris. De ses plats, il dit : «Tu as de l’ardence, du piquant, du réchauffan­t, du pimenté. On est sur l’abus : de poivre, de gras, de sucré, de tout. Il faut que ça te dérange.»

Le créatif aurait pu revenir à Bordeaux, près de chez lui et du club en Ligue 2 qu’il soutient, faisant souvent les déplacemen­ts pour les matchs, avec ses copains. Mais il voulait être là dans la capitale : où ça bouge, où il y a de la compète, «la Ligue des champions». Il vit à Belleville, loue la diversité du quartier, aime manger comme nous à Ravioli nord est, à la cantine de Wenzhou ou aux Délices de Tunis. Lors de ses voyages, il a tout goûté, de bouis-bouis dans les tréfonds de Hongkong aux meilleures tables du monde, comme l’Osteria francescan­a à Modène. «Ce qui est compliqué aujourd’hui c’est de s’inspirer, sans inspiratio­n», raconte-t-il. Comprendre pour le lecteur éclairé de livres de recettes : sans copier. L’enjeu, aux heures d’une compétitiv­ité exacerbée, le tracasse. Sage ne faisant pas son âge, il ajoute: «La vérité? Avoir des idées, tout le monde n’en a pas.» En son vaisseau, lui n’a pas peur de voler vers des planètes inconnues.

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