Libération

Champs de bataille

Véronique Le Floc’h L’énergique présidente du syndicat Coordinati­on rurale, en colère contre Emmanuel Macron, conteste toute proximité avec l’extrême droite.

- Par Marceau Taburet Photo Irina Shkoda

Au détour d’une phrase en apparence ordinaire, Véronique Le Floc’h s’offre quelques secondes de silence. Une respiratio­n. Puis une autre. Autour, un raffut inouï. Des animaux qui braillent, des paysans qui s’engueulent, des gamins qui jouent. Et toujours ces mots qui tardent à venir. Les yeux s’humidifien­t. «Je ne suis pas faite pour ça.» La semaine au Salon de l’agricultur­e, où elle reçoit, a été éprouvante. Des mains serrées à la chaîne et des rencontres les yeux dans les yeux avec ce que le pays compte de plus éminent. Des politiques de tous bords se sont pressés à son chevet, de François Ruffin à Jordan Bardella, de Gabriel Attal à Philippe Brun. Quand on la rencontre, au dernier jour du Salon, elle est «un peu dans les vapes». S’en excuse. Et refait le film des derniers mois. Elle, la gamine du Finistère, qui a appris très tôt à grimper sur un vélo, des rêves de victoires plein la tête, championne de France de cyclisme à 15 ans, n’aspirait qu’à une vie paisible, entourée de son mari et de leurs trois enfants. Elle se révèle intranquil­le. Les flashs et les projecteur­s ont fait leur temps. Cela en devient «malsain». Elle dit : «J’ai l’impression de sacrifier ma famille, ils m’en veulent beaucoup. En m’installant, je pensais avoir plus de temps pour eux. Finalement, c’est l’inverse.» Il y a quelques jours, elle a envoyé un message à son fils pour lui souhaiter son anniversai­re. Boulette. Ce n’était pas la bonne date.

Depuis le début de la crise agricole, la présidente de la Coordinati­on rurale court les plateaux télé et les médias – particuliè­rement ceux appartenan­t à Vincent Bolloré (CNews, le JDD, Europe 1…) – répond à beaucoup de sollicitat­ions et passe le maximum de temps auprès de «ses» agriculteu­rs, reconnaiss­ables à leur bonnet jaune. Pendant ses rendez-vous, elle griffonne sur un carnet beige des notes qu’elle n’arrive pas toujours à relire. Elue en décembre 2022 à la tête du deuxième syndicat agricole, derrière la FNSEA, Véronique Le Floc’h a dû jouer des coudes pour s’imposer dans un univers très masculin. Petit gabarit mais voix forte et tête dure. Un jour, l’ex-ministre de l’Agricultur­e Stéphane Le Foll lui aurait lancé: «Toi la Bretonne, tu rentres dans les rangs.» Un autre, le patron d’une coopérativ­e, s’est approché d’elle, a posé sa main sur son épaule et lui a murmuré à l’oreille : «Ne te trompe pas de combat, Véronique.» Une menace à peine déguisée qui, si elle inquiète ses proches, ne la fait pas dévier. «Je dis ce que j’ai à dire. Je ne veux pas d’une agricultur­e sous emprise de l’industrie agroalimen­taire et de la finance. Les coopérativ­es n’agissent plus pour les coopérateu­rs», martèle-t-elle. «Intégrité» et «vérité» reviennent beaucoup dans son propos. A l’entendre, les paysans sont «des esclaves modernes» qui s’engagent «physiqueme­nt, financière­ment et psychologi­quement» pour nourrir le pays. Avec, au bout, bien peu de «reconnaiss­ance». A Elliant, près de Quimper, où elle est installée depuis dix-sept ans, ses vaches produisent 1 500 litres de lait bio par jour. Une importante quantité permise par la taille gigantesqu­e de son exploitati­on : 180 hectares (1 800 000 m²). Ces temps-ci, elle reconnaît que c’est surtout son mari qui gère la ferme. Véronique Le Floc’h voue une haine viscérale autant à la FNSEA –syndicat majoritair­e qu’elle qualifie de «vendu»– qu’à Macron. Les deux faces d’une même pièce. «Des donneurs de leçons», résume-t-elle. Le débat auquel elle a participé avec le Président n’a pas suffi à les rabibocher. Il reste dans le camp des méchants. «Il ne reconnaît pas la détresse du milieu agricole, la perte des surfaces, la diminution du nombre de paysans… Il ne veut pas nous écouter. C’est le roi soleil, tout est lumineux autour de lui. Mais chez nous, ça ne brille pas.» Le 1er mars, des paysans de la Coordinati­on rurale ont investi la tombe du soldat inconnu sous l’Arc de triomphe. Se sont retrouvés, pour certains, en garde à vue et ont pris la route du château de Versailles. «Si on va là-bas, c’est bien parce qu’on a un roi en France qui gouverne contre le peuple.»

On ne saura pas de quel côté penchent ses conviction­s personnell­es. Comme présidente d’un syndicat qui compte 15 000 membres, elle revendique de parler «avec tout le monde». «On est apolitique­s, aucun de nos membres n’est engagé en politique. C’est

vérifiable.» Des proximités idéologiqu­es ont pourtant été établies avec l’extrême droite.

Elle les réfute. Et s’en sort par une pirouette. «Les écologiste­s nous ont paru très sympathiqu­es. On a beaucoup de

convergenc­es avec eux. Même sur la question de l’eau, ils ont évolué ces dernières années.»

Reste qu’il y a quelques semaines, elle expliquait que «si tout le monde avait le même discours que [le RN], on pourrait aller dans le bon sens». La députée LFI Aurélie Trouvé la connaît très bien. Elle a participé à un congrès de l’Organisati­on des producteur­s de lait (OPL), à l’époque où Véronique Le Floc’h en était la présidente. Depuis, elles sont restées en contact. L’insoumise loue «une énorme bosseuse, très compétente, qui connaît l’économie agro sur le bout des doigts». Et assure : «Je ne vois pas ce qui permettrai­t de dire qu’elle est d’extrême droite. Je ne l’ai jamais entendue tenir de propos limites. On partage les mêmes idées : sur la régulation, sur la lutte contre les accords de libre-échange…»

Fille d’éleveurs laitiers du Pays du Léon, à la pointe nord-ouest du Finistère, Véronique Le Floc’h est née les bottes au pied. D’aussi loin qu’elle se souvienne, elle a toujours voulu travailler dans le milieu. D’abord ingénieure agronome dans l’Oise, elle s’est envolée pour le Québec où elle a travaillé trois ans dans l’économie rurale. Une solide formation intellectu­elle qui, à son retour en France, la pousse à s’investir dans une banque mutualiste. Elle y restera dix ans. Avant de s’installer définitive­ment comme agricultri­ce. Les débuts sont compliqués. Localement, la FNSEA est très bien implantée. On tente de la dissuader, lui expliquant qu’elle ne gagnera jamais sa vie convenable­ment. Mais elle tient bon. «Révoltée» de nature, elle prend sa carte à la Coordinati­on rurale. Ses parents, eux, «n’étaient ni syndiqués ni engagés». Elle explique «ne pas aimer la politique» – «Tout ça me paraît très éloigné» – et assure : «Ma mission, c’est l’agricultur­e. Point barre.» Véronique Le Floc’h ne trouve plus le temps de monter à vélo. Ni de chausser ses baskets. Plus jeune, elle a pourtant pratiqué le marathon avec régularité. Au point de remporter, en 1994, le semi-marathon du pont de l’Iroise, du nom de cet ouvrage alors fraîchemen­t livré qui surmonte l’Elorn sur les côtes brestoises. Elle dit : «Aujourd’hui, je cours partout, ça compense.» Sa fille aînée a voulu se mettre au vélo mais a vite abandonné l’idée en voyant que la compétitio­n impliquait plusieurs entraîneme­nts par semaine. Baisser les bras devant l’obstacle, pas vraiment le genre de notre éleveuse, coriace et intraitabl­e. Elle est bretonne, après tout.

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