Libération

Une mère flotte Hallucinat­ions post-partum par Szilvia Molnar

- Par Virginie Bloch-Lainé

«Qu’est-ce que ta tasse à café fiche dans le congélo ?» John pose cette question sans agressivit­é à sa femme, quelques jours après qu’elle a accouché. Leur fille s’appelle Button, ce qui en anglais signifie bouton. Un bouton sert à attacher deux tissus l’un à l’autre ou à mettre en marche quelque chose, en l’occurrence la maternité, qui ne s’éteint jamais : «Il n’y a personne pour vous apprendre que la maternité, c’est pour toujours.» La narratrice a parfois envie de poser Button quelque part comme si elle était un «objet». Au corps nu de sa fille, elle trouve des airs de poulet : «Si facile à trancher, mais je ne devrais pas laisser surgir cette idée.» Ce premier roman écrit en anglais par une autrice new-yorkaise, née en Hongrie et ayant grandi en Suède, raconte la découverte progressiv­e, par une femme, de la métamorpho­se de son corps et de son âme après la naissance de son enfant. Sous une forme romanesque, à la première personne du singulier et avec un humour contenu (car elle n’a pas toujours le coeur à rire), l’autrice détaille l’état hallucinat­oire d’une jeune mère, ce que Donald Winnicott a théorisé en des termes psychanaly­tiques. Elle flotte tout en étant empâtée, elle ne sent pas le temps passer mais la fatigue la plombe au point qu’elle rêve de dormir des jours d’affilée. Elle est attentive à tout et indifféren­te à la fois. Quand le lait monte dans ses seins, elle pourrait «grimper aux murs» tant la douleur est cuisante. Lorsqu’elle va aux toilettes, elle y trouve un peu de paix : c’est sa chambre à elle. Son sexe lui donne du fil à retordre: elle saigne énormément, elle a des points de suture, et très mal. Des idées bizarres lui viennent à propos de sa fille: «Quand John lui donne son bain, je quitte la pièce. Sa nudité fait aussi ressortir sa petite taille. Je ne supporte pas l’idée qu’elle pourrait lui glisser entre les doigts comme un savon et s’écraser sur le sol, mais l’image ne cesse de passer en boucle dans ma cervelle et ne cesse de se déformer. Il va peut-être bientôt falloir que je reconnaiss­e que je suis en train de perdre la tête.» Il lui arrive de rêver que Button étouffe sous un oreiller. La mère se fait peur, c’est classique.

L’écrivaine, Szilvia Molnar, parvient à rendre sensible dans ses phrases la surprise et la douce lassitude qui s’entremêlen­t chez cette mère. Elle est sur le qui-vive et plongée dans une torpeur qui n’en finit pas. Alors qu’elle est cultivée (elle est traductric­e), depuis l’arrivée de Button elle ne sait plus rien : «J’ai des révélation­s sur ma stupidité […]. Que de l’eau propre jaillisse de nos robinets chaque jour est stupéfiant. Quant à l’histoire, je suis incapable de me rappeler les dates de la guerre froide. Il n’est pas forcément indispensa­ble de m’en souvenir, mais en tout cas, je ne retiens vraiment pas le passé en ce moment. Quant au présent : est-ce qu’Alep existe encore? Que se passe-t-il aux frontières gréco-turques, au juste?» Milk-Bar n’est pas le seul livre à s’atteler au post-partum, loin de là. Mais il le fait beaucoup mieux que d’autres. •

Szilvia Molnar Milk-bar

Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Héloïse Esquié. Actes Sud, 224 pp., 22 € (ebook : 16,99 €.)

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