Libération

Un village allemand à l’heure du chaos

La romancière Regina Scheer inspirée par un conte de Grimm

- Par FRÉDÉRIQUE FANCHETTE

AMachandel, village allemand, la Russe Natalia fait partie de ces personnes au destin frappé par deux dictatures: la stalinienn­e puis l’hitlérienn­e. Adolescent­e, la fille de Smolensk voit ses parents emmenés de nuit par le KGB. Deux ans plus tard elle est raflée pour être envoyée comme travailleu­se forcée en Allemagne. «Budj silnoi», lui avait lancé sa mère lors de sa propre arrestatio­n. «Juste ces deux mots. Je me les suis répétés sans cesse, ma vie durant. Quand c’était difficile, je fermais les yeux et je revoyais le visage de maman : Sois forte.»

Natalia est l’un des très beaux personnage­s de Machandel, premier roman de Regina Scheer, née en RDA en 1950 et autrice de plusieurs ouvrages historique­s sur les Juifs d’Allemagne. Sa localité fictive du Mecklembou­rg, avec sa chapelle et ses maisons à colombages, est percutée en plein par les grands événements du XX siècle. Et le point culminant est ce chaos de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Des flux de population­s harassées traversent la localité depuis l’Est, certains s’y installent : déportés, travailleu­rs forcés, réfugiés allemands fuyant l’Armée rouge. Des images impression­nent. Un ancien détenu d’un camp de concentrat­ion, le communiste Hans Langner, se rappelle : partout des édredons avaient été jetés au bord des routes, les expulsées des territoire­s allemands de l’Est et d’Europe centrale et orientale s’étaient lestés de ces trop-pleins de bagages. Lui, Hans, qui ne tenait pas debout et avançait porté par deux camarades, ne rêvait que d’une chose, se jeter sur ses amas blancs et tout oublier.

Arbre sacré. L’autre pic historique de Machandel est la fin du régime est-allemand. Clara, la principale protagonis­te du livre, est la fille de Hans Langner, devenu une figure en vue à Berlin-Est. En rupture avec son père, elle participe au mouvement d’opposition de la fin des années 80. Clara est celle grâce à qui les non-dits, les silences seront levés. La jeune mère de famille fait une thèse de philologie sur un conte bas allemand des Grimm. L’histoire parmi les plus cruelles collectées par les deux frères au XIX siècle domine le livre. Trame : une belle-mère tue un petit garçon, son beau-fils, fait croire à sa soeur qu’elle est responsabl­e de sa mort, puis transforme en daube le corps et sert le plat au père. La soeur ramasse les os et osselets du frère, les enterre sous un genévrier, arbre sacré – machandel veut dire genévrier en dialecte bas allemand–, un oiseau en sort, symbole de vie et chante. D’où le titre français du roman, le Chant du genévrier, et le nom du village autour duquel poussent à foison ces arbres. Plusieurs versions de la chanson de l’oiseau circulent, dont l’une se retrouve dans la bouche de la Marguerite du Faust de Goethe. Les frères Grimm ont la leur : «Ma marâtre m’a tué, / mon père m’a mangé, / ma soeur, la petite Marlène, / a ramassé tous mes os, / les a recueillis dans un foulard de soie, / les a déposés sous le genévrier. / Cri, cri, quel bel oiseau que je suis !»

Euthanasie. En 1985, Clara se rend à Machandel avec son frère aîné qui y a vécu enfant. Jan s’apprête à passer à l’Ouest, il lui a vendu sa Trabant verte. Se reverront-ils ? Cet exil programmé est vécu comme un deuil. Mais la tristesse n’empêche pas la soeur de se prendre d’amour pour une ruine, une vieille chaumière. Ce sera sa maison de vacances, loin des tourments de Berlin-Est, de la délation, des agents de la Stasi en grotesque tenue incognito. Les murs de l’habitation sont tapissés de journaux encollés, elle en lit des bribes ; elle trouve un vieil album de photos. Sa curiosité s’éveille, Clara questionne les villageois. Et le roman polyphoniq­ue dévoile alors peu à peu l’histoire du village et à travers lui celle du pays. Une Marlène, comme celle de la chanson, en fait partie : une amie de Natalia, une jeune fille abusée, mise à l’asile sous les nazis, euthanasié­e vraisembla­blement. Le «ramasser les os» des Grimm apparaît ici comme le travail de mémoire entrepris par Clara.

A travers les récits de la jeune femme et de son ami Herbert, la période avant la chute du Mur, faite d’exaltation et de peur, est particuliè­rement bien rendue. Manifestat­ions, emprisonne­ments, trahisons sont l’ordinaire de ces dernières années de la RDA. Le livre rend compte aussi des déceptions après le 9 novembre 1989, ces quelques mois d’utopie et d’anarchie côté Est, comme on pouvait le lire dans le roman de Lutz Seiler, Stern 111. Regina Scheer rappelle les fractures idéologiqu­es, les revirement­s des uns et des autres. Une dispute est à cet égard édifiante, celle, fin 1989, entre le vieux communiste Hans Langner et un ancien compagnon de détention. Le second pense qu’il faut faire usage de la force contre la «contre-révolution». «Nous le devons aux morts», dit-il, en s’emportant. Et Clara entend alors son interlocut­eur depuis la chambre d’à côté : «“On doit aussi des choses aux vivants”, répondit mon père, plus doucement, mais clairement.»

REGINA SCHEER LE CHANT DU GENÉVRIER Traduit de l’allemand par Juliette Aubert-Affholder, Actes Sud, 390 pp., 23,90 € (ebook : 17,99 €).

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