Libération

Josette Clotis En attendant Malraux

Réédition d’«Une mesure pour rien», livre oublié de la romancière morte tragiqueme­nt en 1944, qui fut l’amante clandestin­e puis la compagne de l’auteur de «l’Espoir» pendant la période espagnole et la guerre.

- Par CLAIRE DEVARRIEUX

Les articles que Josette Clotis rédigeait dans Marianne en 1932-1933 étaient-ils faibles, comme le pensait le patron Emmanuel Berl, à qui Gaston Gallimard, propriétai­re du journal, avait recommandé la jeune fille, autrice à 22 ans d’un premier roman, le Temps vert ? Ses portraits littéraire­s étaient-ils au contraire «savoureux», comme l’écrit aujourd’hui François Ouellet, universita­ire canadien spécialist­e du roman de l’entre-deux-guerres, que les éditions de L’Arbre vengeur remercient «pour son invitation fervente à faire redécouvri­r ce roman oublié», Une mesure pour rien ? Une mesure pour rien, publié en 1934, à présent réédité, donc, est le second roman de Josette Clotis, qui n’a pas mené à bien le troisième. Elle est morte en 1944 à 34 ans. François Ouellet cite une phrase d’elle sur Jean Giono : «Le succès, cela vient comme un arc-en-ciel. Il publie ses livres à mesure qu’il les achève, et six, sept, en trois ans de temps. Et quels livres ! Moi je le sais. Il y a un certain goût du vert, du soleil, qui est pour moi.» Lecteurs, lectrices, il y a dans Une mesure pour rien une vivacité, une fraîcheur, un don comique sous les larmes, un certain goût des saisons à la campagne qui est pour vous. Sautez le prologue en italiques, et entamez la première partie. C’est la fête de fin d’année au collège. Les élèves, en passant par la fenêtre, ont renversé une pile de brassières et de chaussons destinés aux bonnes oeuvres : «Les petits lainages, dans la boue, écartaient des bras de dix centimètre­s.»

Une mesure pour rien raconte comment Ukulele Quintana rencontre l’amour, pour la première fois, au bal de fin d’année. Commencent les vacances pour les unes, tandis que se termine la scolarité pour les autres. «—Qu’est-ce que tu crois que ce sera, toi, la vie ?» demandent les premières. «Eh bien, je vous souhaite un bon mari», dit la surveillan­te générale. Ukulele habite un village à cinq kilomètres de la ville. On prend le train, on range le ticket en carton dans son gant. «Sur le quai de la gare, un voyageur leur passe leurs valises; sitôt assises, on leur demande si la fumée ne les incommode pas. C’est le sort des jeunes filles, pensentell­es. Recevoir les hommages de tous les hommes, on attend cela.»

«Cases sociales»

Le garçon qui a dansé avec une Ukulele ivre de champagne, l’a trouvée «charmante et très douce». Il a pourtant noté que «c’est ce qu’on défendait à ses soeurs, de danser et de boire». Il se méfie des femmes en général. Mais enfin, à cette collégienn­e qui ne rentre pas

dans «les cases sociales» rencontrée­s dans les livres, et qu’il sera rassurant plus tard de ranger dans la catégorie des midinettes, à cette adolescent­e (comme on ne dit pas dans ces années 20 et 30), il laisse son mouchoir. Elle n’a pas 15 ans, il a quelques années de plus. Il est étudiant en médecine. Il s’appelle Peter Davidson, on l’appelle aussi Pierre, surnommé Chili, ou Chil. Peter Davidson, un peu comme Michael Richardson, qu’aime Lol V. Stein chez Marguerite Duras.

Clichés au masculin

Ukulele Quintana est l’enfant unique d’un notable. Maintenant qu’elle connaît l’amour, avec le mouchoir comme preuve et objet du délire, que va-t-il arriver ? Quinze jours passent. «On ne connaît pas bien les règles. Au bout de ces quinze jours, Ukulele imaginait qu’ils se jetteraien­t aux bras l’un de l’autre, qu’il n’y aurait rien à faire ni à dire qu’à demeurer là. Qu’imaginait-elle? On n’en sait rien.» Ils se croisent plusieurs fois, il danse avec d’autres. Il est infidèle, elle pleure, «c’est la souffrance normale», le signe du sentiment vrai. En fait «elle ne savait pas si elle l’aimait», mais elle parcourt la ville en espérant le voir. Bazardant l’analyse psychologi­que qui risquerait de la ralentir, au profit d’images légères mais frappantes, Josette Clotis insiste sur la vision de l’amour inculquée aux jeunes filles, avec, en contrecham­p, les clichés au masculin. Il voit qu’elle le guette, il l’ignore. «Pourtant il aimait la puissance qu’il avait sur elle. Il lui semblait que quand on approche de la vingtième année il est bon qu’une jeune fille attende de vous toute la lumière et toutes les lois, à condition qu’on ne la voie pas trop, et qu’elle n’encombre pas votre vie.»

Vient un jour où il déclare enfin : «Vous serez ma fiancée.» Ukulele se prépare «au rôle des grandes épouses». Elle a bien conscience du contraste entre la digne épouse à venir et la «petite fille» sans mère qu’elle est restée, gâtée par la gouvernant­e qui l’habille, la baigne, et lui met des papillotte­s dans les cheveux chaque soir. Josette Clotis ne jette pas la pierre à Peter : «Hélas, la vie vient trop vite sur les garçons.» Ces deux-là sont à contretemp­s. Lorsqu’elle découvre qu’elle n’est pas la seule fiancée, elle tombe malade. Il prend peur, fixe une date pour le mariage, et quand la date est dépassée, il l’entraîne dans une louche équipée nocturne. L’heure des adieux a sonné. Mais la tuberculos­e s’en mêle. Et ainsi de suite, jusqu’à ce que Ukulele s’avance vers un autre homme. «Ukulele vit pour la première fois le sautillant et le vain petit nom qu’on lui avait donné depuis dix ans. Elle vit “Ukulele” avec un gros chignon natté, une expression sévère, déçue et soupçonneu­se.» Elle s’appelle MariePila Percomo y Quintana.

Le mouvement – mouvement des robes, des déplacemen­ts– imprime au roman sa vitesse. L’action principale reste cependant l’attente. Ukulele attend à sa fenêtre, attend le facteur, attend son amoureux. Une mesure pour rien se clôt sur deux dates: «5 juillet 1925-30 novembre 1929». Josette Clotis avait alors entre 15 et 19 ans, l’âge de son héroïne. Le roman a connu une première version, révisée au moment où est sorti le Temps vert et donnée à lire à André Malraux. Ils se sont rencontrés rue Sébastien-Bottin en octobre 1932. Il a 31 ans. Dans un an il va recevoir le prix Goncourt pour la Condition humaine, et ils seront des amants clandestin­s. Jusque-là, il s’est contenté de l’emmener dans les restaurant­s des grands hôtels. Ce que Josette Clotis raconte dans Une mesure pour rien, c’est ce qu’elle vit avec Malraux: elle passe son temps à l’attendre, et elle enrage.

Qui est-elle en 1932 ? La fille du percepteur de Beaune-la-Rolande (Loiret), engagée à Marianne, a fait ses premières armes au courrier des lectrices d’Eve, journal féminin illustré du dimanche et à celui de la Femme de France. Elle a signé un contrat pour dix livres. Gaston Gallimard l’a installée à l’hôtel Montalembe­rt, près des éditions. Le Temps vert est un roman qu’elle a terminé à 15 ans, écrit François Ouellet dans sa présentati­on d’Une mesure pour rien. Il est, précise-t-il, «retravaill­é, élagué sur les conseils de Henri Pourrat». Françoise Theillou, dans le livre qu’elle consacre aux amours Malraux-Clotis, Je pense à votre destin (Grasset, 2023), écrit que Pourrat «rabote, aère, met en forme» le manuscrit, ce qui est différent. Françoise Theillou, spécialist­e d’André Malraux, n’aime pas Une mesure pour rien, «petit roman d’un féminisme plutôt mièvre». Clotis «est capable de construire une intrigue, non de créer». Et dire que Je pense à votre destin est censé contrebala­ncer le jugement négatif des biographes de Malraux (lire ci-contre) sur Josette Clotis! Reste que Françoise Theillou retrace l’histoire d’une passion, longue, réelle, avec les drames suscités par les absences de Malraux, son refus de divorcer de Clara Malraux et l’influence intellectu­elle, politique, que celle-ci continue d’exercer. Clotis, sur ce terrain, ne peut pas rivaliser.

Deux enfants

«Josette dactylogra­phie mais Clara juge», écrit, à propos de l’Espoir, Françoise Theillou. Et c’est dans son livre qu’on découvre à la fois des fragments inédits de Josette Clotis et les lettres de Malraux en 1940. «J’écris au Foyer du Soldat et la radio commence à gueuler. J’ai l’impression d’apprendre le sens que pouvait avoir le mot bonheur, quand il était là et que je ne le voyais pas.» Les lettres sont adressées à «Mad. André Malraux, 9 rue Berlioz, Paris 16e». Ils ne logent plus à l’hôtel. Ils ont pris un appartemen­t fin 1939. Juste avant, Josette Clotis a noté : «Je ressors de sept ans de vie – dont j’ai tant cru que c’était un destin – comme de l’eau lustrale du baptême. J’ai été nourrie, logée, blanchie. J’ai vieilli de sept ans. Pour le reste, c’est comme si j’avais rêvé. Pas un objet que nous ayons accepté ensemble, une maison, un loyer, un lit contre un mur, une concierge. Pas une ligne, une note, un mot dans ses écrits qui me concerne. Pas un enfant…»

Des enfants, il y en a deux, Gauthier en 1940, Vincent en 1943. Le couple passe une partie de l’Occupation sous le même toit, à Roquebrune-Cap-Martin d’abord, puis à Saint-Chamant (Corrèze). Raccompagn­ant sa mère, venue faire la connaissan­ce de ses petits-fils, à la gare de Saint-Chamant, le 11 novembre 1944, Josette Clotis saute du train qui vient de démarrer, trébuche, tombe sous le wagon. Elle a les jambes broyées. Quand André Malraux arrive à l’hôpital de Tulle, le lendemain, elle est déjà morte. Gauthier et Vincent meurent en 1961 dans un accident de voiture.

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 ?? PHOTO SOCIÉTÉ LES AMIS D’HENRI POURRAT ?? Josette Clotis à Beaune-la-Rolande (Loiret), en 1930.
PHOTO SOCIÉTÉ LES AMIS D’HENRI POURRAT Josette Clotis à Beaune-la-Rolande (Loiret), en 1930.

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