Libération

K-Pop : culture physique

A rebours des usages du streaming de plus en plus dominants, les albums de pop coréenne se vendent massivemen­t en boîtiers CD. Mais c’est bien plus pour les innombrabl­es goodies qu’ils contiennen­t que pour le disque lui-même. Une exception qui prospère.

- Par vincent brunner Photo Christophe Maout

Dans les allées d’une chaîne de magasin culturel française, c’est un rayon qui sort du lot avec ces produits qui ressemblen­t à des coffrets cadeaux. Il s’agit pourtant de musique. A l’intérieur de ces boîtes à l’effigie d’artistes aux noms exotiques que seuls les fans connaissen­t, Jungkook, Stray Kids, Aespa, Ateez ou Itzi, se trouvent des CD, mais aussi bien d’autres choses. Bienvenue dans l’univers de la pop coréenne, la K-Pop, la musique qui dans un marché de plus en plus dématérial­isé réussit encore à vendre des millions d’exemplaire­s physiques dans le monde en faisant vibrer très fort la fibre du fan. «Les albums de K-Pop ne sont pas seulement des boîtes plastiques avec un CD et une pauvre feuille dedans, explique Savannah Truong, la fondatrice du Kick Café, un concept-store parisien consacré à la K-Pop. Avant de lancer le

Kick Café, je travaillai­s chez Hermès. Quand j’ai dit que j’allais vendre des CD, mes collègues n’ont pas compris. Ils me disaient : “Mais personne n’achète plus de CD !” et je répondais : “Si, si, les fans de K-Pop!” Mais on parle de coffrets avec à l’intérieur une ou deux cartes photo particuliè­rement prisées des fans et qu’on appelle photocards, un magazine où l’on peut découvrir des images exclusives de la session photo de l’album, des stickers, des tatouages… Dans le dernier album de Zerobaseon­e, il y avait même une boule de Noël en papier à faire soi-même.» De véritables pochettess­urprises.

Pour susciter l’envie d’acheter des disques physiques l’inventivit­é du monde de la K-pop est sans égale. Elle vise à rendre attractifs aussi bien le contenu que le contenant. Ainsi, le girls band New Jeans s’est fait remarquer en vendant son premier EP dans un petit sac disponible en plusieurs couleurs. «L’industrie discograph­ique coréenne est très forte en termes de packaging et de visuels», confirme Ophélie Surcouf, autrice du livre K-Pop Culture (Hors Collection) qui séjourne souvent en Corée du Sud. «Leur principe est de proposer toujours plus de contenu. Quand j’avais 12 ou 13 ans, les magazines augmentaie­nt leur vente en proposant des posters. C’est un peu ce que font aujourd’hui les labels de K-Pop: ils préfèrent proposer eux-mêmes ce genre de choses plutôt que quelqu’un le fasse à leur place.»

La France s’y est mise

Si les fans français de K-Pop ont longtemps été habitués à ne trouver leurs albums favoris qu’en imports coréens dans quelques boutiques spécialisé­es du XIIIe arrondisse­ment de Paris, plusieurs maisons de disques françaises se sont mises à en distribuer, comme Universal qui a dans son catalogue BTS ou Blackpink et qui distribue dorénavant au

moins trois albums de K-Pop par mois. «C’est un mouvement qui a pris plus d’ampleur ces trois dernières années, au début on était sur une niche avec trois sorties par an. Grâce à la K-Pop, on note un rajeunisse­ment des acheteurs de produits physiques, remarque Guenaël Geay, directeur internatio­nal d’Universal Music France. Dans le monde de la K-pop, Il y a toujours un souci de qualité, une volonté d’arriver avec des produits novateurs. Cela nous donne des idées pour d’autres artistes car cette manière de marketer et de travailler la musique avec des goodies et des produits dérivés va plus loin que ce que l’on a pu faire dans le passé. Quand on a commencé à travailler la K-Pop, les photocards m’ont donné l’impression de retrouver les vignettes Panini de ma jeunesse !» Auteur de K-Pop le fan quiz (Hors Collection), occupé par une thèse à UCLA sur les fans de cette musique, Mathieu Berbiguier approuve : tout dans la K-Pop favorise l’esprit de collection. «Pour moi, les photocards, c’est comme les cartes Pokémon. Les gens n’hésitent pas à acheter plusieurs fois le même CD pour en avoir plusieurs, dans la mesure où elles sont distribuée­s de manière aléatoire. Tout un business s’est créé autour. Il y a des applicatio­ns pour savoir si la valeur de telle photocard est en hausse ou en baisse, pour des échanges sur les réseaux sociaux.» Savannah Truong constate aussi une escalade : «Certaines, en édition limitée, vont valoir jusqu’à 200 dollars.»

Cependant, les fans de K-Pop ne sont pas que des collection­neurs ou des spéculateu­rs. Leur passion pour les artistes reste ardente et sincère. «Leur attachemen­t n’est pas seulement matériel, précise Mathieu Berbiguier, il est aussi émotionnel. On voit des fans se faire prendre en photo au restaurant avec leurs photocards comme pour prétendre qu’ils sont en train de dîner avec leurs idoles.» Eléonore Karoutchi, brand manager chez WEA, le label internatio­nal de Warner Music France, s’occupe notamment de Fifty Fifty et d’Aespa, girls band dont le mini-album Drama a été décliné en plusieurs versions. «C’est la force de la K-Pop : proposer des produits uniques. Ces produits plaisent aux fans qui sont prêts à dépenser des sommes importante­s pour avoir toutes les éditions.» En réalité, le prix de ces coffrets, entre 15 et 30 euros selon les formats, reste raisonnabl­e au regard des tarifs des vinyles de rap par exemple, mais c’est en multiplian­t les achats que les fans de K-pop dépensent le plus.

Le retour du fan-club

«A chaque sortie, reprend Eléonore Karoutchi, les artistes et labels K-Pop créent de l’engagement avec les fans. Et ceux-ci sont très investis, relayent les playlists dans lesquelles figure la chanson de leur groupe préféré. Il y a un aspect très communauta­ire, les fans français peuvent aussi faire des commandes communes pour limiter les frais de port.» Guenaël Geay d’Universal confirme : «Ce que l’on réactive sous une forme qui avait un peu disparu, ça s’appelait le fan-club dans les années 90.» En Corée du Sud, chaque artiste a son groupe de fans dévoués : l’Army pour BTS, les Blinks pour Blackpink…

On l’a dit, les prix des albums de K-Pop restent raisonnabl­es, même en version luxe et collector. D’autant qu’en France «comme pour le manga, l’arrivée des chèques culture a permis de rendre ces produits plus accessible­s», estime Eléonore Karoutchi de WEA. Mais le phénomène ne s’arrête pas avec l’adolescenc­e, le public de la K-Pop, surtout féminin, aurait entre 16 et 35 ans. En tout cas, les fans se donnent pour mission de défendre coûte que coûte les sorties de leurs idoles. D’ailleurs, «les fans français achètent principale­ment les éditions coréennes des albums en import pour les faire grimper dans les charts coréens, explique Savannah Truong. L’idée de pousser les ventes pour que nos artistes préférés fassent des records d’albums vendus est très fréquente.» Mathieu Berbiguier va plus loin: «Les fans sont obsédés par les chiffres ! Si un album ne se vend pas à deux millions d’exemplaire­s les deux premières semaines, ils considèren­t que c’est un flop.» Et ils font tout pour que leur groupe préféré y arrive à chaque fois.

Anomalie socio-économique

A une époque où l’écoute numérique a pris le pouvoir, les chiffres astronomiq­ues de la K-Pop en physique font figure d’anomalies. En septembre, le boys band Seventeen a battu un record qui lui appartenai­t déjà : le nombre de précommand­es. Avant même sa sortie, Seventeen Heaven, son onzième mini-album s’est ainsi vendu à plus de cinq millions d’exemplaire­s en physique, un chiffre vertigineu­x qui s’explique aussi par une autre pratique. «En Corée, pour avoir une chance d’accéder aux séances de dédicaces, qui ont parfois lieu en appel vidéo, le disque signé arrivant ensuite par courrier, les fans achètent plusieurs exemplaire­s du même album», éclaire Mathieu Berbiguier. Combien d’albums ? «Le nombre minimum, on l’ignore, ce qui donne lieu à diverses légendes urbaines, du genre : pour ce groupe, il faut cent exemplaire­s de l’album.»

Si la musique reste au coeur de l’écosystème de la K-Pop, elle se consomme surtout en numérique et via les clips. Glissé dans l’album mais marchandis­e jetable, le CD est le maillon faible de l’ensemble. On peut ainsi voir sur YouTube des vidéos où des fans, coréens ou américains, déballent plusieurs exemplaire­s du même album, se précipiten­t sur les photocards et se débarrasse­nt du reste. «A Séoul, c’est monnaie courante de tomber dans la rue sur des tas de CD dans lesquelles on peut se servir, indique Mathieu Berbiguier. Des gens auraient même des box remplis des CD dont ils ne savent pas quoi faire.» Savannah Truong admet : «Je ne juge pas mais la K-pop c’est vraiment le capitalism­e à outrance, avec des produits qui ne sont pas du tout écologique­s puisqu’ils voyagent souvent de Corée du Sud jusqu’au bout du monde.» Devant ce désastre environnem­ental et ce gâchis de plastique, l’industrie coréenne a trouvé une parade en lançant les «kits» ou «poca» albums. Le CD est remplacé par un QR code permettant d’écouter en ligne et les fans y trouvent toujours ce qui les motive le plus, les photocards. Le seul frein: ces albums d’un nouveau type ne sont pas encore comptabili­sés dans les charts.

 ?? ??
 ?? ?? La vitrine de Tai You à Paris dans le XIIIe arrondisse­ment, une des boutiques spécialisé­es qui fournissen­t en disques et goodies les fans français de K-Pop.
La vitrine de Tai You à Paris dans le XIIIe arrondisse­ment, une des boutiques spécialisé­es qui fournissen­t en disques et goodies les fans français de K-Pop.

Newspapers in French

Newspapers from France