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Pourquoi depuis le 7 octobre je me suis tu

Il s’agit d’une bataille qui fait rage entre deux injonction­s fratricide­s. J’ai dans mon plus profond deux adversaire­s qui se réclament de moi et qui pleurent des morts de camps opposés.

- Par Magyd Cherfi

On nous reproche le silence et je dis déjà «nous» au «eux» visé, je dis «nous» comme si j’appartenai­s à une communauté, l’autre communauté, la nommée «Eux», ce pronom diabolique.

Oui, on nous interpelle d’un doigt accusateur, on dit – où sont ils ? Pourquoi se taisent-ils ? Et par un insoupçonn­é soupçon me sens visé et cela fait belle lurette que je sais la cible accrochée dans mon dos. Je sais qui sont les «ils» et qui sont «eux».

Pour ne pas dire «les arabes et les noirs» les pronoms toujours viennent à la rescousse. Et c’est vrai qu’aucun «noir» de banlieue, pas plus que de «reubeu» de cité ne s’est élevé pour dénoncer ce qu’il faut bien appeler une abominatio­n (celle du 7 octobre) .

Silences. Moi qui n’habite plus les HLM me suis aussi tu, me suis presque planqué, terrassé que j’étais par une incroyable frousse, celle de trahir, de donner un avis qui m’aurait fait perdre une moitié de moi et la moitié des miens. J’ai eu peur d’être accusé d’antisémiti­sme par ceux qui pointent déjà leur doigt, trop heureux de tenir la preuve de la non-solubilité de ma race dans la République, peur d’être traité de traître par des fondus pressés de m’éviscérer au nom de leur dieu. Peur du vide, peur de me tromper, peur d’être victime de deux camps. Me suis tu pour ne pas blesser mon père, pour ne pas avoir à subir les foudres des «miens». Les «miens» bon sang, cet autre détestable pronom, ce prolongeme­nt infecté de moi-même… C’est ainsi, j’ai toujours en moi deux frères qui se combattent à la vie à la mort.

Me suis tu aussi pour répondre au silence d’en face, des silences d’il y a longtemps, d’il y a soixante-quinze ans. Me suis tu pour les frondes qui affrontaie­nt les chars, pour Sabra et Chatila, pour je ne sais combien d’«intifadas». Me suis tu pour un peuple «frère», une ressemblan­ce, presque une «hérédité», pour ne pas avoir aussi à subir des migraines irréversib­les, ce que d’aucuns appelleron­t une «dissonance cognitive». Car il s’agit bien de cela, d’une bataille qui fait rage entre deux combattant­s logés au fond de mon crâne, deux injonction­s fratricide­s. Oui, j’ai dans mon plus profond deux adversaire­s qui se réclament de moi et qui pleurent des morts de deux camps opposés.

J’ai donc pleuré des morts israéliens en silence, bâillonné mon chagrin, tu ma colère au nom d’une colère opposée. Je me suis tu pour ne pas avoir à choisir entre deux droits d’exister, entre un peuple broyé et piétiné et un autre sous la menace permanente d’impitoyabl­es assauts.

Salves sanglantes. Je suis aussi pris dans l’étau d’un état de droit (la France) qui m’interpelle en «communauté» pour sauver l’honneur de la République et voudrait que je ne le sois pas (communauta­ire) pour sauver la même République… sniff.

Je me suis tu car depuis ma plus tendre enfance je suis infusé de la peine de mes parents à l’endroit du sort réservé au peuple palestinie­n. Au premier souffle je crois que j’ai dû être palestinie­n car à chaque naissance mon père criait – et un soldat de plus pour la résistance palestinie­nne ! Mon grand-père déjà à la naissance de ses enfants envoyait des salves sanglantes – tu mourras pour la cause, fils ! Et toujours cette locution maudite glissée d’une génération à l’autre – la Cause ! Voilà ce que je voulais écrire. Amis… Ne croyez pas que le vaste monde musulman (et je ne parle pas de ses dirigeants) n’a pas eu ces derniers temps dans un coin caché de son âme, une empathie, une effroyable douleur. Il s’est simplement tu pour ne pas vivre le sentiment de la trahison, pour survivre à l’écartèleme­nt qui sépare chaque membre d’un même corps, pour ne pas vendre croit-on son âme au diable, une âme remise entre les mains d’une soi-disant éternité. Maudits soient les camps, les chapelles. J’ai cette phrase de mon père qui me revient parfois. C’était il y a longtemps, et j’ai voulu être naturalisé français – ne fais pas ça mon fils, ils ont tué quatre de mes frères.

Ce jour-là, j’ai choisi ce que j’ai cru être la France, ma France. •

Me suis tu pour les frondes qui affrontaie­nt les chars, pour Sabra et Chatila, pour je ne sais combien d’«intifadas». Me suis tu pour un peuple «frère», une ressemblan­ce.

Chanteur de Zebda

 ?? C. Furlong. Getty. AFP ?? Dans le kibboutz de Kfar Aza, frontalier de Gaza, où 62 personnes sont mortes après le massacre du 7 octobre.
C. Furlong. Getty. AFP Dans le kibboutz de Kfar Aza, frontalier de Gaza, où 62 personnes sont mortes après le massacre du 7 octobre.
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