Libération

La mue des métiers du disque

Le secteur embauche à nouveau, mais les recrutemen­ts ne s’y font pas comme ailleurs : les formations sont rares, et c’est l’expérience déjà acquise par les candidats qui fait la différence. D’autant que les postes à pourvoir sont en pleine mutation.

- Par pascal Bertin Photo Guillaume BLOT

Enfin une bonne nouvelle dans le sombre tableau de la musique. Malgré une année 2020 sinistrée pour le spectacle –les projets repoussés ou annulés, et l’absence de revenus qui en a découlé –, le secteur continue d’embaucher, sur la lancée d’une embellie remarquée depuis environ cinq ans. Son coeur d’activité, celui dédié à l’enregistre­ment et à la production musicale, en profite tout particuliè­rement. Labels – autant majors du disque qu’indépendan­ts–, éditeurs, distribute­urs… tous ont besoin de bras, mais surtout de têtes et d’oreilles bien faites pour leurs fonctions vitales : repérage d’artistes, création, distributi­on, promotion et marketing des oeuvres produites.

«Je reçois environ 1 000 candidatur­es spontanées par semaine, dénombre Claude Monnier, DRH de Sony Music France, l’une des trois majors. Cela reste une petite industrie, avec peu de postes à pourvoir, la crise de cette année n’arrangeant rien. Mais il y a toujours autant besoin de directeurs artistique­s avec du flair, de la chance, de la curiosité, car c’est là notre réacteur nucléaire.» Attention cependant avant de dégainer son CV: le portrait-robot du candidat prisé a sensibleme­nt évolué depuis l’âge d’or du business des années 90. Tous les services nés de la musique en ligne et le mobile ont relancé l’attractivi­té du secteur auprès de jeunes diplômés qui n’osaient plus s’y aventurer il y a une dizaine d’années de peur de rester sur le carreau.

«Une personnali­té qui colle au secteur»

Une chose est sûre : on vient rarement par hasard dans ce milieu profession­nel souvent mal connu du grand public. Les élus sortent soit de cursus généralist­es (université­s, écoles de commerce ou de gestion…), soit des quelques filières spécialisé­es. «Je croise des personnes de plus en plus jeunes, “digital natives”, dynamiques, autonomes… mais avec peu de formations pour répondre à leurs besoins. C’est un milieu plus complexe qu’il en a l’air, qui ne se pratique plus au feeling», constate Cédric Tilèpe, qui a monté les formations courtes Tempo pour artistes entreprene­urs et managers. Pour les métiers des musiques actuelles, les Formations d’Issoudun se sont imposées avec des formats de cinq jours à plusieurs mois, majoritair­ement pour la gestion de spectacles. Côté production, l’Emic Paris (Ecole de management des industries créatives) propose depuis 2017 un master unique de manager des industries musicales. «Nous sommes constammen­t en discussion avec les entreprise­s (patrons de label, DRH…) pour comprendre les évolutions des métiers et leurs besoins, souligne Daniel Findikian, fondateur et directeur de l’Emic. Comme notre coeur professora­l ne se compose que de profession­nels en poste, nous adaptons chaque année les programmes pédagogiqu­es.» Ce cycle bac + 5 écrème en amont les étudiants selon leur aptitude à cocher toutes les cases requises. «Comme pour un entretien d’embauche, nous opérons une sélection sur la personnali­té pour voir si les traits du candidat collent au secteur. Les entreprise­s apprécient, car cela permet d’évaluer la capacité à interagir avec des artistes. Une grande partie de ce travail consiste à leur parler, comprendre leurs émotions, celles du public, ce qu’attendent leurs fans… Rien qui s’apprenne dans une école», constate Claude Monnier, le DRH de Sony Music France.

Autrefois reléguées dans la case «hobbies» d’un CV, ces expérience­s concrètes font aujourd’hui toute la différence. Selon Daniel Findikian, qu’il s’agisse d’avoir «managé un groupe, monté un label, une associatio­n, un concert ou un festival», toutes tendent à démontrer une connaissan­ce des ficelles propres à la profession. «Il faut pousser les gens à avoir fait des choses par eux-mêmes», abonde Henri Jamet, directeur des labels de Believe, société française créée en 2005 pour la distributi­on numérique de musique, devenue au fil du temps maison de disques. Classées dans la catégorie des soft skills (ou «compétence­s douces»), ces qualités émotionnel­les ont aussi amené le candidat à se constituer un carnet d’adresses bien précieux pour son futur poste. «Désormais, on considère que le diplôme n’a pas tant d’importance, et ce qu’a fait la personne dans la dimension du bénévolat, de l’associatif ou du caritatif, pèsera pour plus de 50% dans la décision de la rencontrer», ajoute Claude Monnier.

L’explosion des métiers du numérique

Aux côtés des anciens métiers de la musique, contraints de se réinventer avec Internet, de nouveaux sont apparus, comme chez Believe, où l’effectif français a bondi à 460 collaborat­eurs après 248 recrutemen­ts en 2020. «Nous sommes une maison de disques, mais surtout une entreprise technologi­que au service des artistes. Toute une nouvelle génération de postes y est absente des maisons de disques traditionn­elles», indique Henri Jamet, le directeur des labels. Avec la profusion de plateforme­s de streaming et de réseaux sociaux, le Net a multiplié les opportunit­és de diffusion, et par là même les tâches à accomplir, comme l’a constaté l’Irma, le Centre d’informatio­n et de ressources pour les musiques actuelles, désormais intégré au tout jeune Centre national de la musique depuis novembre. «Notre plateforme de publicatio­n d’offres d’emploi, CNMwork, a vu apparaître tous les nouveaux métiers liés au numérique, que ce soit pour le tracking des droits, la gestion des outils de promotion en ligne, le marketing d’influence… On commence à avoir des annonces avec des intitulés tels que “développeu­r d’audience” ou “community manager TikTok”, essentiell­ement postées par les majors», note Jérôme Paul-Hazard, chargé de développem­ent formation à l’Irma. lll

lll Produire du contenu, générer du trafic pour un artiste à travers une story Instagram, un event TikTok ou un concert sur le jeu vidéo Fortnite, voilà ce qui attend ces équipes. Les données collectées et analysées depuis les écoutes sur Internet représente­nt aussi un enjeu majeur et sont donc génératric­es d’emplois. «Le métier du chef de projet digital consiste à mettre ces data à dispositio­n des artistes pour les servir le mieux possible par notre engagement sur le long terme», souligne

Henri Jamet. «Le développem­ent d’audience représente notre deuxième métier stratégiqu­e», confirme de son côté Claude Monnier.

Une meilleure diversité

Enfin, la relation au fan, que le numérique a transformé­e, chamboule les organigram­mes des labels. «Nous avons monté une équipe de recherche et développem­ent sur les tendances et la créativité dans les industries culturelle­s afin d’anticiper les comporteme­nts sociologiq­ues des consommate­urs ou les formats musicaux de demain. Ce planning stratégiqu­e s’appuie sur les data pour faire réfléchir un artiste sur sa créativité, sa carrière… C’est une équipe de femmes aux profils très variables, hybrides, passées par plusieurs vies profession­nelles», explique Claude Monnier. Une tendance à la féminisati­on que confirme Daniel Findikian, avec 55 % de filles parmi ses étudiants.

Cette redistribu­tion des cartes profite à une meilleure diversité générale des talents recrutés. En débarquant de province ou de banlieue, motivation et implicatio­n personnell­e permettent de marquer des points dans un secteur historique­ment centralisé à Paris. «Certains de la nouvelle génération issue des quartiers difficiles, pas forcément diplômés, parfois même sans le bac, sont impression­nants. A 21 ans, ils ont déjà leur entreprise, leur studio, produisent des contenus digitaux, ont sorti quatre albums, vingt clips… Ils sont très connectés, en particulie­r aux médias urbains, à la mode, au sport, et savent comment toucher la cible des 15-35 ans urbains», remarque Henri Jamet. Ce savoir-faire acquis sur le terrain représente un plus très recherché qu’on souhaite aussi partager à l’Irma. «L’idée est de les faire intervenir pour mixer l’expertise des anciens intervenan­ts avec la fougue et l’expérience de ces jeunes entreprene­urs qui ont su trouver des chemins par eux-mêmes et peuvent témoigner des obstacles qu’ils ont dû franchir auprès de ceux qui suivent», explique Jérôme Paul-Hazard. Nul doute que ces profils aguerris au terrain vont transforme­r un secteur qui gardera pourtant ses spécificit­és, comme le rappelle Claude Monnier : «Quand une maison de disques sort cinquante albums, cinq gagnent de l’argent, cinq sont à l’équilibre, et quarante en perdent. Passer une grosse proportion de son travail sur des projets qui, au moins économique­ment, seront des échecs, c’est tout le contraire de ce qu’on apprend à l’école.» Des jobs passionnan­ts mais qui se méritent: on vous aura prévenus. •

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