Libération

Dans l’Orne, le coworking en phase campagne

Pour les espaces de travail partagés des territoire­s ruraux, le confinemen­t a eu l’effet d’un brutal coup d’accélérate­ur. Les collectivi­tés essaient désormais de pérenniser l’installati­on des citadins arrivés au printemps.

- Nicolas Massol Envoyé spécial dans l’Orne Photos Stéphane Lagoutte. MYOP

Al’extérieur, c’est une verrue comme il en pousse aux abords des villes: quelques hangars de tôle ondulée entourés de parkings où s’alignent des engins agricoles et des voitures de commerciau­x. Certes, on ne vient pas s’installer dans l’Orne, à Bellême, 1 500 habitants, pour sa zone d’activité – plutôt pour la campagne normande et le parc naturel du Perche qui s’étalent tout autour en vallons et forêts. Quoique. A l’intérieur, la pépinière d’entreprise­s a tout pour séduire les télétravai­lleurs. On y trouve un espace de coworking, une salle de visioconfé­rence et un fablab (un petit atelier de fabricatio­n numérique). Les murs sont tapissés de slogans à énergie positive, comme «Suivez vos rêves, ils connaissen­t le chemin.» Et il y a même un animateur, Thomas Debris. «C’est moi qui fais vivre le lieu car les gens ne viennent pas juste trouver un bureau pour travailler», explique-t-il en arrosant la plante verte dans l’entrée.

L’endroit, géré par la communauté de communes et financé par la région Normandie et le départemen­t de l’Orne, doit servir à attirer les urbains. D’un confinemen­t l’autre, beaucoup se sont mis à rêver d’échanger leur deux

pièces en région parisienne contre une longère avec jardin, sans pour autant changer de job. Le phénomène est loin d’être marginal ici, puisque l’analyse du réseau téléphoniq­ue a révélé que le départemen­t avait gagné un peu plus de 15000 habitants au printemps –principale­ment des résidences secondaire­s qui se sont remplies. Pour les collectivi­tés territoria­les, l’enjeu est désormais d’arrimer ces nouveaux venus en leur montrant qu’on peut tout à fait y habiter à plein temps.

Amale El Khaledi, vice-présidente de la communauté de communes chargée du numérique, s’y adonne avec le zèle des convertis. Ancienne salariée d’une boîte de communicat­ion à Paris, elle s’est installée dans le coin en 2004. «Je me suis rendu compte que j’avais des clients que je n’avais jamais vus : ça a fait comme un déclic, raconte-t-elle comme une pionnière venue défricher un territoire à l’époque peu hospitalie­r. J’ai souffert au départ, il n’y avait pas beaucoup de débit internet et pas encore de lieux où télétravai­ller.» Aujourd’hui, s’implanter est moins laborieux.

club privilégié

Florence, cadre parisienne dans une banque américaine, en travail à distance depuis mars, a décidé de rester dans sa maison de vacances. «Je viens ici pour l’ergonomie des bureaux, ce sont des lieux pensés pour le travail, je peux m’isoler et me concentrer», apprécie-telle. Sa société a lancé un plan pour laisser la possibilit­é à ses salariés de rester chez eux trois jours par semaine. Le chantier, en négociatio­n avec les syndicats, aurait l’avantage de satisfaire les personnes comme Florence tout en permettant à la boîte de réduire la taille des bureaux et le loyer qui va avec. Mais cela implique pour les télétravai­lleurs de conserver un pied-à-terre à Paris. En discutant avec les usagers francilien­s de la pépinière, on se rend vite compte qu’il s’agit d’un club relativeme­nt privilégié, dont les membres peuvent songer à s’installer durablemen­t à la campagne parce qu’ils y ont généraleme­nt déjà une résidence secondaire. Comme Françoise, directrice artistique dans une société de musique pour l’image, qui vient travailler à la pépinière depuis quatre ans. Elle a acheté sa longère il y a presque un quart de siècle, en traçant au compas un cercle de 200 kilomètres de rayon autour de Paris. «A l’époque, il n’y avait pas encore beaucoup de Parisiens, ils sont là depuis six ou sept ans», constate-t-elle. Installée dans un hameau voisin mais toujours propriétai­re d’un trois-pièces à Montparnas­se, dans le XIVe arrondisse­ment de la capitale, elle se définit comme «néorurale» : «J’ai toujours adoré la campagne, j’ai un potager mais je reste parisienne, c’est un nouveau style de vie.» Les brocanteur­s et épiceries fines, qui poussent à Bellême comme des champignon­s, en témoignent.

«Une forme d’idéalisme»

A une trentaine de kilomètres de là, dans le village de Boitron, un autre espace de télétravai­l, flanqué aussi d’un fablab, cherche à attirer en mettant le paquet sur le lien social. L’endroit est géré par une associatio­n d’une trentaine d’adhérents, l’Ecloserie numérique, et a décroché le label «tierslieu», qui permet de recevoir les coquettes subvention­s de la région et de prétendre bientôt à celles de l’Etat dans le cadre du programme «Fabriques de territoire».

Dans ce bourg sans bistrot, l’ancienne école reconverti­e est le seul lieu de vie. Il est animé par Xavier de Mazenod et Pierre Ristic qui, en ce mercredi de décembre, finissent un couscous sur le coin d’une table. Les deux quinquagén­aires ont un côté geek, et s’amusent à monter un farm bot («robot maraîcher») ou à fabriquer des cadeaux de Noël avec une découpeuse laser à 20 000 euros. Mais ils ont conscience du rôle de leur associatio­n dans la vie du patelin. «Tout le monde peut vivre à la campagne l’été, estime Pierre Ristic. Mais passez un hiver ici, et vous verrez que vous avez besoin des autres.» Aussi mettent-ils en place des «repair cafés» et des ateliers scolaires pour favoriser les rencontres.

«Les gens ne viennent pas chercher ici juste un box avec une prise pour leur ordinateur, croit savoir de son côté Xavier de Mazenod. Ils cherchent une communauté.» Voilà quinze ans qu’il a quitté son pavillon à Nanterre pour un corps de ferme du XVIe siècle, d’où il a lancé le site Zevillage, spécialisé dans le télétravai­l et le coworking. «Au départ, il y a une forme d’idéalisme à se dire qu’on n’a pas à subir son lieu d’habitation. Le point positif du confinemen­t, c’est qu’il nous a fait gagner cinq ou six ans dans le télétravai­l», se réjouit-il.

Selon lui, les campagnes de pub dans le métro pour vanter le territoire n’ont que peu d’effet. «Le départemen­t devrait se consacrer à ce qu’il sait faire: les infrastruc­tures, les écoles, les services médicaux…» estime-t-il. Làdessus, l’action publique est un peu ambivalent­e : alors que tout le territoire doit être équipé en fibre en 2023, de nombreux arrêts de train sur la ligne Paris-Granville sont régulièrem­ent menacés. Mais pour être enclavée, la région n’est pas sans charme.

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Deux locataires d’un bureau dans la pépinière d’entreprise­s Elabo, à Bellême (Orne).
 ??  ?? Financé par la région Normandie et le départemen­t de l’Orne, le «tiers-lieu» Elabo attire de nombreux urbains en télétravai­l.
Financé par la région Normandie et le départemen­t de l’Orne, le «tiers-lieu» Elabo attire de nombreux urbains en télétravai­l.
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