Loukachenko : les fidèles aux postes
Malgré des défections symboliques, le régime du président biélorusse se maintient grâce au soutien des élites. Des signes de fébrilité émergent néanmoins au sommet de l’Etat.
Le directeur du stade municipal de Grodno, Viktor Shumel, a peut-être été le premier représentant de l’Etat biélorusse à faire défection. A la fin du mois de juillet, quelques semaines avant l’élection truquée du 9 août que le président sortant, Alexandre Loukachenko, clame avoir remportée, il a rompu l’unanimité dans une lettre ouverte avant de prendre la parole à un meeting de l’opposition.
Obstacle. Malgré les espoirs des contestataires, les défections n’ont pas été beaucoup plus haut dans l’appareil d’Etat. A l’exception notable de Pavel Latouchko, ancien ambassadeur à Paris et ex-ministre de la Culture devenu membre du Conseil de coordination de l’opposition pendant l’été, les membres du régime sont restés fidèles à Loukachenko, au moins publiquement. «Des défections, il y en a eu, mais à un niveau intermédiaire, dans les universités ou les institutions médicales. On n’en a pas vu dans les hautes sphères, sauf au ministère des Affaires étrangères, avec la démission de plusieurs ambassadeurs», note Anna Colin Lebedev, maîtresse de conférences à Paris
Nanterre et spécialiste des sociétés postsoviétiques.
Pour l’opposition, c’est un obstacle de taille. «Toutes les révolutions dans la région postsoviétique ont une chose en commun. Ce ne sont pas les manifestations de masse qui ont fait chuter le régime mais des scissions dans les élites. C’est seulement quand les manifestants ont été rejoints par les anciens Premiers ministres, les maires et les chefs de la police qu’elles ont réussi», faisait déjà remarquer en août Tadeusz Giczan, doctorant à l’University College de Londres, dans un texte publié sur Bne IntelliNews. Pour Anna Colin-Lebedev, la réticence des élites à rejoindre le mouvement ne repose pourtant pas tant sur la peur de la répression que sur la nature de l’opposition : «Le mouvement de protestation est acéphale et auto-organisé. Il ne porte pas de projet politique clair à part la chute de Loukachenko. Les cadres du régime n’ont pas vraiment d’interlocuteurs pouvant leur apporter des garanties. Parier sur le maintien du régime leur paraît moins risqué.» La transition est aussi freinée par la fidélité de la police à Loukachenko. Les Omon –les forces antiémeute – n’ont jamais hésité jusqu’ici à poursuivre et tabasser les manifestants, soudant leur sort à celui du régime. «Plus la répression dure, plus ils sont mouillés, souligne Ioulia Shukan, maîtresse de conférences en études slaves à Paris-Nanterre. C’est la même chose pour les élites qui ont participé à la supervision des élections, et donc des fraudes.»
Tourner le dos au régime, même pour ceux qui en composent les échelons inférieurs, est d’autant plus compliqué que cela les prive aussi de revenus. Les policiers qui démissionnent perdent leur retraite et doivent rembourser leurs bonus salariaux ou leur formation s’ils viennent d’entrer en fonction. L’opposition a tenté de contourner le problème en promettant d’indemniser les démissionnaires grâce à des dons récoltés sur des plateformes de financement participatif, avec un succès limité. Seuls 461 policiers ont contacté la fondation Bysol qui gère les demandes en trois mois. «Il n’y a pas de défection massive mais je ne suis pas convaincue pour autant qu’il y ait du zèle, nuance Anna Colin-Lebedev. Malgré la répression et la brutalité, la police s’est fixé une limite : elle n’a pas tiré sur la foule. Les personnes qui sortent de prison après de courtes peines ne rapportent pas non plus de sévices de la part des gardiens.»
«Militarisation». Ces dernières semaines, des signes de fébrilité ont percé la carapace du pouvoir. Le ministre de l’Intérieur a changé, comme plusieurs présidents d’université ou chefs de région. «Il y a une dynamique très sensible de militarisation dans l’entourage de Loukachenko, avec de plus en plus de personnes venues de l’armée ou de la police, remarque Anna ColinLebedev. Est-ce parce qu’il sent un fléchissement ? Ça reste difficile à interpréter.» Des jeux de pouvoir sont aussi à l’oeuvre dans un système pas si monolithique qu’il n’y paraît. Le 20 novembre, une conversation téléphonique entre la porte-parole de Loukachenko et le président de la Fédération de hockey a fuité. On les entend évoquer leur participation à des groupes qui patrouillent masqués dans les quartiers de Minsk, arrachent les symboles révolutionnaires et provoquent des altercations avec les résidents. «Seuls quelques groupes des services secrets peuvent enregistrer ces conversations, fait remarquer Ioulia Shukan. Les concurrences entre les structures de pouvoir ont toujours existé, Loukachenko s’en sert pour maintenir leur loyauté. Mais les fuites nous montrent que la crise politique affecte aussi le système.»
Pour essayer de profiter de ces divisions, la leader de l’opposition, Svetlana Tikhanovskaïa, a annoncé le 13 novembre la création d’un Tribunal populaire, censé juger et identifier les auteurs des répressions. «L’aide à la capture des principaux criminels, y compris de Loukachenko, sera récompensée par une amnistie ou une sérieuse atténuation de la responsabilité des crimes antérieurs», a-t-elle promis. Et même si l’initiative risque de rester à l’état de symbole, la résistance du régime ne peut pas cacher que la révolution continue à avancer. «La société a déjà beaucoup changé, souligne Ioulia Shukan. Les gens ont radicalement revu leur rapport à la politique et au pouvoir. Le régime ne pourra plus jamais retrouver la situation d’avant l’élection.»