24 août La bourde à l’origine du Blitz
«Libération» retrace les grandes dates de l’année qui vit vaciller la France. Aujourd’hui, l’erreur d’un bombardier allemand qui frappa les faubourgs de Londres et changea le cours de la guerre.
De Thames Haven à Londres, il y a quelques kilomètres. Quelques secondes en avion, quand on survole l’estuaire de la Tamise, de la raffinerie qui s’élève sur la rive droite du fleuve jusqu’au coeur de la City. D’où l’erreur de navigation. Ce 24 août 1940, le pilote du bombardier Heinkel chargé de détruire les vastes cuves de carburant de Thames Haven a peut-être dévié sa course pour éviter les batteries de DCA à l’embouchure du fleuve ; ou bien il a été trompé par les incendies, prenant une lumière pour une autre : la nuit, en temps de guerre, toutes les villes sont obscures, seulement signalées par des lueurs indistinctes ou des incendies. Toujours est-il qu’il a déversé sa cargaison de bombes non pas sur un objectif militaire, mais droit sur les faubourgs de la capitale. Le lendemain, pour la première fois depuis le début de la bataille d’Angleterre, les pompiers et les ambulanciers ont retrouvé des dizaines de civils, hommes, femmes, enfants, enfouis sous les gravats, tués par les explosions ou écrasés par la chute de leur maison. Aussitôt, Winston Churchill réunit le cabinet de guerre. Une attaque directe contre la population britannique, sans aucun motif stratégique ? Cet acte barbare ne restera pas impuni. Ignorant qu’il s’agit d’une méprise et qu’Adolf Hitler avait précisément donné l’ordre à la Luftwaffe de s’en tenir à des cibles militaires, le Premier ministre lance les représailles. Quelque 80 bombardiers partent le soir même et frappent à leur tour Berlin, à l’extrême limite de leur autonomie. L’attaque manque sa cible – les usines Siemens – et restera symbolique, pour l’essentiel. Mais elle montre aux Allemands qu’il ne sont plus à l’abri des coups de la Royal Air Force, que la
promesse de Hermann Göring, le chef de la Luftwaffe – à savoir que Berlin ne sera jamais bombardé– ne vaut rien. Une décision improvisée, mais aussi providentielle, qui conduira Hitler à une bévue stratégique décisive et lui vaudra de perdre la bataille. Ainsi, c’est un malentendu qui a décidé de la victoire. C’est une double erreur d’interprétation qui a sauvé l’aviation britannique. C’est un quiproquo tragique et ironique qui va faire gagner le Royaume-Uni et, par-là, changer le cours de la Seconde Guerre mondiale.
Rituel
Dans l’esprit de Göring, la bataille d’Angleterre entamée en juillet ne devait durer que quelques jours, le temps de mettre hors de combat la RAF, qu’il pensait très inférieure en nombre. Une fois cette tâche accomplie, selon la directive numéro 16 du Führer, quelque 300 000 soldats allemands pourraient traverser la Manche protégés par la Luftwaffe et marcher jusqu’à Londres pour imposer la paix hitlérienne. Très vite, les pilotes allemands vont déchanter. D’abord, la RAF dispose de deux excellents avions : le Hurricane, redoutable aux bombardiers allemands, et le Spitfire, chasseur rapide et lourdement armé, qui vire plus serré que son adversaire, le Messerschmitt Bf 109, et peut faire des ravages. Ses pilotes sont entraînés, courageux, souvent téméraires dans leurs attaques. Et, surtout, ils se battent au-dessus du sol de leur patrie, au vu et au su de leurs compatriotes qui observent au-dessus d’eux l’étrange ballet des appareils brillant dans le soleil. La RAF peut enfin compter sur deux armes secrètes : les radars installés sur les côtes britanniques, qui avertissent le commandement des attaques trente minutes avant l’arrivée des premiers assaillants; et une machine de décodage complexe, développée par le mathématicien Alan Turing et qu’on appelle la «bombe», une sorte d’ancêtre de l’ordinateur, qui peut décrypter en temps réel les messages que s’échangent les militaires allemands.
Dans un premier temps, Göring pense attirer l’aviation ennemie audessus de la Manche en attaquant les navires qui croisent devant les côtes anglaises. Mais les pertes navales restent minimes et le commandement britannique réagit avec sang-froid, gardant en réserve l’essentiel de son aviation de chasse. Göring décide alors de frapper ses adversaires sur le sol britannique, en attaquant les terrains d’aviation, les centres de commandement et les usines d’armement. Pendant près d’un mois, les combats font rage autour des cibles de la Luftwaffe.
Intrépidité
Le rituel est toujours le même. Dans un baraquement planté sur un terrain du Kent ou du Hampshire, l’alarme retentit, stridente, impérative. Elle vient d’une grande salle située plus au nord, qui reçoit les messages des stations de radar, et où des femmes en uniforme s’affairent autour d’une immense table où s’étale une carte du sud de l’Angleterre, poussant ou retirant avec des râteaux de bois les figurines qui symbolisent les escadrilles amies ou ennemies.
Sur l’aérodrome, les jeunes gens qui jouaient aux cartes, buvaient du thé ou dormaient dans un fauteuil se lèvent d’un bond et courent vers les Spitfire alignés en bout de piste. Les chasseurs décollent en formation et pointent leur long nez vers le ciel. Ils gagnent en hauteur, se placent dos au soleil ou bien, quand le temps est couvert, se cachent dans un nuage, tout en cherchant des yeux leurs adversaires.
On décrit souvent le combat aérien comme une sorte de tournoi élégant, un homme contre un homme, où l’on se jette droit sur l’adversaire, tel un chevalier du Moyen Age montant un destrier d’acier, à armes égales. La réalité est moins romanesque. La plupart du temps, le vainqueur est celui qui a réussi à poignarder son adversaire dans le dos. Il faut repérer l’ennemi le premier en se dissimulant le plus possible, dans les nuées ou grâce au soleil, puis foncer dans son sillage, l’ajuster dans son collimateur et faire feu par courtes rafales de mitrailleuse. Si le pilote adverse a vu qu’il était pris en chasse, il pique d’un coup, ou bien se lance dans un virage serré, ou encore monte vers le firmament, dans l’espoir de se placer à son tour derrière son agresseur. D’où cette danse mortelle d’appareils rugissants qui virevoltent dans tous les sens, qu’on voit du sol et dont on ne comprend pas grandchose, sauf quand un avion est touché et qu’il émet un panache de fumée pour aller s’écraser dans la campagne. Là aussi, la RAF détient un atout maître : les pilotes qui sautent en parachute pour échapper au crash sont faits prisonniers lorsqu’ils sont allemands, mais aussitôt secourus et ramenés à leur base s’ils sont britanniques. Souvent, ils reprennent le combat le jour même. Malgré ces trésors d’intrépidité, malgré les radars et malgré la «bombe» de Turing, la tactique de Göring commence à payer. Même si la RAF abat deux fois plus d’appareils qu’elle n’en perd, elle commence à s’épuiser. Ses terrains sont dévastés, ses quartiers généraux attaqués, ses avions détruits et, surtout, ses pilotes sont épuisés ou se font trop rares. Vers la mi-août, il faut engager des recrues novices, dont l’héroïsme ne compense pas l’inexpérience. Souvent, ils sont mis hors de combat dès le premier jour. Le 15 août, la Luftwaffe a lancé un assaut massif, qu’elle a appelé «Adlertag», le «jour de l’aigle». Elle a échoué et perdu un nombre considérable d’appareils. Mais les Anglais ont dû jeter toutes leurs réserves dans la bataille. Le cabinet de guerre constate avec angoisse que la RAF est au bord de la rupture, que le manque de pilotes réduit chaque jour sa capacité de riposte. Jusqu’à ce 24 août salvateur, quand un Heinkel égaré bombarde par erreur la population londonienne. Les représailles lancées par Churchill sur Berlin mettent Hitler en rage. Jusque-là, les civils allemands ont été épargnés par le conflit. Les victoires nazies se sont accumulées sans que la population ait à subir l’horreur des combats. L’attaque anglaise sur la capitale prend la propagande de Joseph Goebbels à contre-pied et ruine le mythe d’une guerre facile. Pour répliquer, le Führer organise un meeting au Palais des sports de Berlin. Devant une foule fanatisée, il lance sa diatribe contre l’Angleterre et hurle la menace fatidique : «S’ils bombardent nos villes, nous raserons les leurs, s’ils lâchent des centaines de bombes, nous en lâcherons des milliers.» Dans les jours qui suivent la Luftwaffe, qui était sur le point de battre la RAF, change de stratégie. Les vagues de bombardiers, accompagnées par des centaines de chasseurs, se détournent des terrains d’aviation et des usines pour frapper directement Londres et les grandes villes britanniques.
L’attaque anglaise prend la propagande de Goebbels à contre-pied et ruine le mythe d’une guerre facile.
Martyre
Alors commence l’enfer du Blitz, qui va ravager des quartiers entiers, tuer plus de 40000 Britanniques et obliger la population à se terrer dans les caves ou dans le métro londonien. Deux bombes tombent sur Buckingham Palace, une dizaine d’autres sur les ministères et même sur le 10, Downing Street, ce qui oblige le gouvernement à travailler dans un abri souterrain. Mais le martyre des civils sauve les militaires. La RAF peut souffler, rétablir ses aérodromes, faire tourner les usines d’armement à plein régime. Les escadrilles se reconstituent, les pilotes sont de nouveau entraînés, les Spitfire et les Hurricane font un carnage dans les vagues d’assaut de Göring.
Le Blitz va durer encore six mois, jusqu’au printemps. Mais dès octobre, Hitler annule sa directive d’invasion. Sauvée par une erreur, la RAF a tenu bon : les îles britanniques resteront inviolées. En constatant le petit nombre des pilotes qui ont sauvé le pays, Churchill trouvera, une nouvelle fois, la formule qui résume la bataille: «Jamais dans l’histoire des conflits humains, un si grand nombre d’hommes ont dû autant à si peu», qui sonne mieux en version originale : «Never was so much owed by so many to so few.» •
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