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BREXIT Le blues du rock britanniqu­e

- Par Thomas Andrei culture et la politique».

Si certains comme John Lydon ou Morrissey défendent la sortie de l’UE, dans son immense majorité, le rock britanniqu­e reste classé à gauche, compagnon de route historique du Labour. Mais la large mobilisati­on des musiciens pour Corbyn n’a en rien évité la défaite des travaillis­tes. Le soutien des rockeurs serait-il devenu contre-productif?

Alire les longues lettres d’amour à Jeremy Corbyn et les messages de haine adressés à Boris Johnson par de jeunes musiciens sur les réseaux sociaux, on croirait que c’est le premier qui a écrasé l’autre lors des élections du 12 décembre. Que les travaillis­tes ont remporté 365 sièges à la Chambre des communes et les conservate­urs seulement 202. Et non l’inverse. «Comment expliquer un tel gouffre ? On peut penser que les musiciens sont simplement plus anti-establishm­ent que l’électeur moyen», avance Judi Atkins, professeur­e de politique à l’université Aston. Les artistes ont également tendance à se concentrer dans les grandes villes et sont plus à même d’être séduits par Jeremy Corbyn, accusé le lendemain de la débâcle d’avoir composé un cabinet trop centré sur la capitale. «Les travaillis­tes ont perdu le vote des ouvriers des régions postindust­rielles, les gens qu’ils sont censés représente­r, poursuit Atkins. Johnson a lui réussi à positionne­r son parti comme celui “des Anglais” et à s’aligner avec les gens “normaux”, qu’il oppose à une élite métropolit­aine qui ne comprendra­it pas leurs problèmes.» Lors de la soirée électorale, les journalist­es de Sky News se demandaien­t en boucle: le Labour est-il devenu un parti métropolit­ain ? Celui d’une certaine élite intellectu­elle et culturelle qui engloberai­t la classe musicale? «Un musicien qui dit qu’il faut voter Labour, ça ne change absolument rien, assène David Rowntree, batteur de Blur et élu travaillis­te. Ça peut même être contre-productif.»

La jeunesse derrière «Jezza»

Septuagéna­ire depuis mai, Jeremy Corbyn a beaucoup parlé à la jeunesse à travers le prisme musical. Comme sur une scène du festival de Glastonbur­y, en juin 2017. Pantalon beige et micro à la main, il lance : «Est-il juste que de si nombreuses personnes dans notre pays n’aient aucune maison où vivre et seulement des rues dans lesquelles dormir? Est-il juste que tant de gens vivent dans une telle pauvreté au sein d’une société avec tant de richesses?» Les milliers de jeunes gens rugissent, brandissan­t de larges photos de celui qu’ils surnomment «Jezza».

Trois jours plus tard, le public du rappeur Stormzy entonne son nom sur l’air de Seven Nation Army des White Stripes. Le Guardian compare ce chant – apparu un mois plus tôt avant un set des Libertines au Wirral Festival – à un pont permettant à nouveau de relier «la pop

Dès avril 2017, les rappeurs grime répandent sur les réseaux sociaux le hashtag #Grime4Corb­yn puis lancent des événements alliant concerts et campagne électorale. Le leader travaillis­te rencontre certains artistes, comme Akala, qui explique qu’il l’a convaincu de voter pour la première fois. La jeunesse semble embrasser le message de Corbyn et le Telegraph indique qu’entre l’annonce des élections, le 18 avril, et le 24 mai, 1,05 million de jeunes de 18 à 24 ans se sont inscrits sur les listes électorale­s. Les conservate­urs l’emportent quand même. «On en a beaucoup parlé, mais les jeunes restaient assez peu nombreux, tempère Rowntree. Les gens imaginent qu’assembler un amas de musiciens et leur faire parler de politique, ça fait voter les jeunes. C’est l’histoire d’une grande frustratio­n de la politique de gauche : elle est tournée vers la jeunesse, mais les jeunes votent moins. S’ils votaient davantage, le Labour serait au pouvoir en permanence»

De la fracture Blair à «l’espoir» Corbyn

Premier travaillis­te à utiliser la musique populaire, Harold Wilson rencontre les Beatles au Dorchester Hotel en mars 1964. En octobre, il prend le pouvoir après treize ans de conservati­sme. En juillet 1997, Tony Blair fête, lui, la fin de dix-huit ans de gouvernanc­e des tories lors d’une soirée à Downing Street. Un photograph­e capture son large sourire, offert à la bobine toute aussi guillerett­e de l’homme qui lui fait face: Noel Gallagher, guitariste d’Oasis, en blazer sur polo turquoise, coupe de champagne dans la main droite. Cette rencontre incarne encore dans les esprits l’union du New Labour et de la scène brit pop. Précédemme­nt, Margaret Thatcher, élue en 1979, avait, elle, inspiré toute une génération de songwriter­s : le gang punk Crass lui demandait «How does it feel to be the mother of a thousand dead ?» le collectif ska The Beat réclamait sa démission dans Stand Down Margaret

et Morrissey sortait en 1988 un morceau intitulé Margaret on the Guillotine. En 1997, la majorité des musiciens et 43,2 % des votants préfèrent donc à John Major, héritier du thatchéris­me, le quadra Tony Blair, qui se définit comme «issu de la génération rock’n’roll».

Pour autant, les artistes ne vantent pas tous les mérites de Blair. «On n’a jamais fait vraiment partie de ça,

assure Rowntree. C’était le truc d’Oasis de vouloir le rencontrer. Damon [Albarn, chanteur de Blur, ndlr] a été invité mais a refusé de venir. Il avait répondu qu’il était communiste !» En septembre 1997, le magazine New Musical Express rassemble plusieurs formations estampillé­es brit pop dans un dossier en forme de critique du «Welfare to Work», la politique qui affiche clairement que le New Labour veut inciter à l’emploi au détriment de l’Etat providence. Leader de Primal Scream, Bobby Gillespie résume : «Thatcher était honnête au niveau de sa destructio­n systémique du mouvement syndical et de la classe ouvrière. Tony Blair, non.» Quand Blair valide l’invasion de l’Irak en 2003, le lien entre les travaillis­tes et la sphère musicale se brise. Plus tard, Alex Kapranos, chanteur de Franz Ferdinand, le comparera à un «super-méchant», au sens Marvel du terme.

David Rowntree, lui, ne désespère pas. C’est pour «aider les gens» qu’il avait rejoint le Labour au XXe siècle et c’est dans cette optique qu’il est élu, en 2017, county councillor dans le Norfolk. Quelques jours avant les élections de décembre dernier, il prospecte encore dans le nord de Norwich. Dans l’ouest londonien, c’est Brian Eno que l’on peut croiser en train de vanter les mérites des travaillis­tes. En novembre 2019, le producteur de David Bowie, tout comme Roger Waters de Pink Floyd et Robert Del Naja de Massive Attack, signe une tribune décrivant le Labour comme «une lueur d’espoir

pour les progressis­tes du monde entier». Il sort ensuite Everything’s on the Up With the Tories, chansonnet­te dans laquelle il critique, entre autres, le projet de «vente» du service de santé aux «cow-boys» américains.

Le nihilisme punk terreau du Brexit ?

Ce retour d’adhésion est synthétisé par le leader du quintette punk Fat White Family : «J’étais totalement désabusé par le Labour depuis la guerre d’Irak. Je m’abstenais ou votais pour les Verts. Jusqu’à l’arrivée de Corbyn.» Corbyn, vieil activiste propalesti­nien et végétarien, arrêté lors de manifestat­ions contre l’apartheid, qui parcourt à vélo sa circonscri­ption d’Islington, quartier cool du nord de Londres, plaît forcément aux musiciens, qu’on ima

«J’étais totalement désabusé par le Labour depuis la guerre d’Irak. […] Jusqu’à l’arrivée de Corbyn.»

Le leader du groupe Fat White Family

gine épouser ces idées et ce mode de vie.

Cependant, les artistes établis ne votent pas tous Labour. Liam Gallagher a apporté son soutien aux Verts et Chris Martin de Coldplay aux libéraux-démocrates. La scène écossaise apprécie le Scottish National Party, mouvement indépendan­tiste de centre gauche, autre gagnant des élections de décembre. En 2014, des groupes comme Mogwai et Franz Ferdinand participai­ent, par exemple, à un concert en faveur du oui à l’indépendan­ce. Parallèlem­ent, au pays de Galles, Gwenno Saunders, des Pipettes, chante en gallois et vante les mérites des séparatist­es de Plaid Cymru, tout comme Gruff Rhys, ancien des Super Furry Animals, dont le père fut candidat pour le parti de 1955 à 1964. Deux entités faroucheme­nt

opposées au Brexit, à l’inverse du Londonien Roger Daltrey, chanteur des Who, qui décrivait en 2017 la sortie de l’Union européenne comme «la bonne chose à faire». La même semaine, John Lydon des Sex Pistols déclarait : «Les prolétaire­s de la classe ouvrière ont parlé, je suis l’un d’eux et je suis avec eux.» Plus loin, il évoquait une rencontre «fan

tastique» avec Nigel Farage, le leader du Brexit Party, que Morrissey jugeait, lui, comme un potentiel Premier ministre.

Cette tendance des anciens punks à épouser la cause du Brexit permettait à l’éditoriali­ste irlandais Fintan O’Toole de comparer «la décision de quitter l’UE» à «la traversée de l’anarchie punk». Dans le suc du punk aurait déjà été présente

«l’énergie nihiliste qui conduit à l’élan du Brexit» ainsi que l’idée du «masochisme comme révolte». Large

donateur du camp du leave, l’homme d’affaires Arron Banks relatait dans son livre un conseil offert à Farage : «Plus on sera scandaleux, plus on gagnera de l’attention. Plus on gagnera de l’attention, plus on sera scandaleux.» Une exhortatio­n à l’outrage que n’auraient pas reniée les Sex Pistols.

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Pa archive. roger-viollet En mars 1964, le travaillis­te Harold Wilson rencontre les Beatles. Six mois après, il est Premier ministre.

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