Pour un droit à jubiler avant 64 ans
L’espagnol l’appelle jubilación, «jubilation». Du latin jubilare, «pousser des cris de joie». Jubilation plutôt que retraite. Avouons que ça ne fait pas le même effet. «— Tu fais quoi toi dans la vie ?
— Oh moi je suis jubilado, je ne sais pas comment vous dites ça en français : Jubilé ? Jubilant? Je me suis jubilé il y a deux ans déjà, oui tout seul. En espagnol, c’est comme ça, on fait ça à la forme pronominale réfléchie, on «se jubile» ( jubilarse) sans l’autorisation de personne, en toute souveraineté. On est comme ça, nous, les Espagnols : hédonistes, onanistes, sans complexes, libres. Depuis deux ans, je me jubile, je pousse des cris de joie, je me fais plaisir quoi. Et toi ? Ça jubile en France ?
— Oh, moi. Moi, je suis encore tout jeune. Je me jubilerai dans quarante-deux ans. A 64 ans j’aurai le droit de jubiler. Enfin, je suis pas sûr. Dans mon pays on n’appelle pas ça jubilation. Dans quarante-deux ans j’aurai le droit de prendre ma retraite. — Ta retraite ?
— Ben oui, nous, on appelle ça comme ça. On se retire. —Vous vous retirez. Mais vous vous retirez pour quoi faire ?
— On se retire, c’est déjà pas mal. C’est la première et la seule fois de notre vie qu’on le fait, on a bien le droit d’y mettre un peu de solennité. — Vous vous retirez comme l’armée de Napoléon en Russie ?
— On a servi quarantedeux ans, on a 64 ans, on a cramé le meilleur de sa vie, alors on se retire. Rideau. —Et vous jubilez un petit peu.
— J’imagine que c’est permis, mais c’est pas du tout obligé.
— Et si quelqu’un se retire avant l’âge ?
—Ah non. T’es pas fou? T’imagines si chacun se met à écouter la première envie de se retirer qui lui passe par la tête ? La catastrophe ?» Les langues le veulent ainsi : les Français se retirent, les Espagnols se jubilent, les Italiens se pensionnent. Pensionato : «pensionné», avec ce que cela fait sans doute insidieusement peser de culpabilité sur les heureux bénéficiaires de cette assistance collective. Les mots colorent-ils l’expérience ? Vit-on différemment selon qu’on est retraité, jubilado ou pensionato ? Le vocable espagnol a en tout cas le mérite de rappeler le paradoxe du système devenu pour nous la norme. Car si cesser de travailler, c’est jubiler, comment est-il possible que nous en soyons venus à sacrifier collectivement, sans sourciller, les meilleures années de notre vie ? Comment les choses ont-elles pu s’inverser au point que nos gouvernements, au moment de nous demander de travailler plus encore, pour sauvegarder un système déjà si contraire à la jubilation, osent, très sérieusement, en appeler à la raison ? L’écrivain égyptien Albert Cossery, dans les Fainéants dans la vallée fertile (1948), imagine une famille de dormeurs invétérés, dont les membres sont fiers de n’avoir jamais travaillé. Un matin, alors que le jeune frère, Serag, s’avoue tenté d’aller s’embaucher à l’usine, «pour voir», l’aîné, Rafik, l’effraye en lui racontant ce fait extraordinaire: que dans certains pays des hommes se lèvent chaque matin dès 4 heures pour descendre dans une mine. La réaction de Serag, sous ses airs comiques, est d’une profondeur bouleversante: il ne veut pas le croire. «Il lui semblait improbable que des hommes sains d’esprit aillent travailler dans les mines à cette heure néfaste d’avant l’aube. Qu’est-ce qui les obligeait à faire ce métier de fous ?» Nous sommes tous ces travailleurs fous. La philosophe Barbara Stiegler, dans un bel entretien à ce journal, le disait il y a quelques jours :
«Pour le néolibéralisme, l’idée même qu’on puisse se retirer est un archaïsme.» A travers le débat sur les retraites, c’est l’emprise de la machine productive sur nos vies qui est en jeu. Et le rêve de la machine est simple: elle voudrait que cette emprise soit totale. C’est le début de l’année, on peut faire des voeux, et rêver qu’au soir du 9 janvier, Edouard Philippe fera volte-face pour annoncer de vraies mesures raisonnables: un droit à jubiler à tous les âges; un droit à prendre non pas «sa» retraite, non pas une retraite unique et tristement définitive, mais des retraites, comme autrefois on faisait retraite, le temps d’une parenthèse ; un droit à pivoter à tous les âges et pas seulement à 64 ans (pour pivoter vers quoi, vers quelle sortie de scène ?) Et sinon il y aura toujours le poème de Michaux, Contre, que chacun pourra réécrire à son goût :
«Je jubilerai. Je jubilerai. Je jubilerai. En tonnes vous m’entendez, en tonnes je vous arracherai la jubilation que vous m’avez refusée en grammes.» •
Chronique assurée en alternance par Jakuta Alikavazovic, Thomas Clerc, Tania de Montaigne et Sylvain Prudhomme.
Les langues le veulent ainsi : les Français se retirent, les Espagnols se jubilent, les Italiens se pensionnent.