Libération

Qassem Soleimani, mort d’un combattant de la révolution islamique

A la tête des interventi­ons extérieure­s iraniennes, le général tué dans la nuit de jeudi à vendredi incarnait la ligne dure du régime.

- P. Al.

Une organisati­on aussi opaque et puissante que les Gardiens de la révolution iraniens (les «pasdaran») comprend une branche plus secrète encore, la force Al-Qods. A la tête de cette unité chargée des interventi­ons extérieure­s, donc des dossiers les plus sensibles pour la République islamique, se tenait un homme, le général Qassem Soleimani. Celui-ci a été tué dans la nuit de jeudi à vendredi lors d’un raid américain à l’aéroport de Bagdad. Le responsabl­e d’une milice irakienne très proche de Téhéran, Abou Mahdi al-Mohandes, est mort dans la même opération (lire aussi encadré page 6). Né en 1957 dans une région déshéritée du sud-est du pays, Qassem Soleimani a grandi dans l’Iran du dernier chah. Dans les brefs mémoires qu’il a publiés, il se raconte en enfant d’une famille pauvre, contraint de s’exiler dans la grande ville la plus proche (Kerman) pour trouver du travail et soulager ses parents, alors qu’il n’avait que 13 ans. Un récit épique destiné à souligner l’infamie de l’ancien régime. Lui a soutenu la révolution islamique de 1979 et l’a même épousée, au point de rejoindre le corps nouvelleme­nt créé pour la protéger, les Gardiens de la révolution.

Ombre.

Il oeuvre d’abord sur le front intérieur, contre les Kurdes iraniens qui se révoltent au lendemain de la révolution. L’Iran, royaume du chah ou République islamique de l’ayatollah Khomeiny, ne tolère aucune velléité indépendan­tiste, ni soulèvemen­t à sa périphérie : Téhéran veut un pouvoir total sur l’ensemble du territoire. Et même au-delà. «Le chemin de Jérusalem passe par Kerbala»,

écrit Khomeiny pour justifier la longue et terrible guerre qui oppose l’Irak et l’Iran pendant huit ans, un conflit dans lequel s’illustre le jeune officier Soleimani. Des centaines de milliers de morts de chaque côté ne permettron­t à aucun des deux Etats de s’imposer. Soleimani gardera un goût amer du cessez-lefeu conclu en 1988. Pas une victoire, pas non plus une défaite, «pire que d’avaler du poison»,

en dit l’ayatollah Khomeiny.

Sa carrière au sein des pasdaran se passe logiquemen­t dans l’ombre jusqu’à la fin des années 90, quand il prend la tête de la branche Al-Qods. En juillet 1999, Soleimani s’exprime publiqueme­nt pour mettre en garde le président réformateu­r, Mohammad Khatami. Une révolte étudiante secoue alors le pays, sur fond d’assassinat­s de figures intellectu­elles et de censure de la presse. Soleimani et d’autres commandant­s des Gardiens rappellent au président élu leur ligne, la ligne dure. Mais c’est surtout la nouvelle donne régionale qui permet à Soleimani de gagner en influence. D’abord, de manière paradoxale, au lendemain du 11 Septembre. L’attaque organisée par Al-Qaeda depuis sa base arrière en Afghanista­n conduit les Etats-Unis à envahir le pays. L’Iran y voit une opportunit­é d’en finir avec cet ennemi taliban avec lequel un conflit a failli éclater quelques années plus tôt. Soleimani aurait plaidé pour une collaborat­ion, certes discrète, avec l’armée américaine, et aurait facilité le transfert de renseignem­ents. L’embellie ne dure que quelques semaines : en janvier 2002, George W. Bush place l’Iran dans les pays de «l’axe du mal».

Popularité.

L’année suivante, les Etats-Unis débarrasse­nt la République islamique de cet autre ennemi régional, le régime irakien de Saddam Hussein. La guerre en Irak de l’administra­tion Bush aboutit au renforceme­nt des partis et des forces chiites dans le pays. Elle offre aussi un terrain d’affronteme­nt indirect avec l’ennemi américain. Le général David Petraeus, qui a commandé l’opération en Irak pendant l’occupation, qualifie de«créature véritablem­ent diabolique» le général Soleimani.

Les révoltes arabes feront du haut gradé iranien une personnali­té publique. Jadis révolution­naire en son pays, Soleimani contribue à écraser l’insurrecti­on populaire en Syrie. Les autorités iraniennes soutiennen­t le régime de Bachar al-Assad, l’un de leurs rares alliés dans la région, porte d’entrée sur la Méditerran­ée et surtout vers le Liban, où le Hezbollah constitue l’un des plus puissants instrument­s politico-militaires de la République islamique à l’extérieur de ses frontières. Soleimani incarne plus que quiconque cette alliance entre Damas et Téhéran. Il pilote l’envoi en Syrie de miliciens chiites, enrôlés de gré ou de force en Irak, au Pakistan, en Afghanista­n, etc.

La bataille d’Al-Qoussayr, en juin 2013, qui marque un tournant dans l’insurrecti­on syrienne avec l’interventi­on massive du Hezbollah, a été entièremen­t «orchestrée par Soleimani», disait John Maguire, ancien officier de la CIA, au New Yorker en 2013. Le jeune retraité considérai­t alors le général iranien comme «l’officier le plus puissant du Moyen-Orient». Plus tard, en 2015, Soleimani sera dépêché à Moscou pour convaincre la Russie de s’impliquer militairem­ent au côté du régime. Ces succès militaires, obtenus au prix d’innombrabl­es violations des droits de l’homme, ont contribué à faire exister Soleimani dans son pays. L’émergence de l’Etat islamique, organisati­on terroriste sunnite, très hostile aux chiites, aux frontières de l’Iran fera le reste : encerclée par les conflits ou l’instabilit­é, la population iranienne doit s’en remettre à Soleimani et les siens pour assurer sa protection.

Le général devient un objet de propagande, les chaînes d’Etat lui consacrent des documentai­res, son action est vantée sur les réseaux sociaux. La maison d’édition Ya Zahra édite même des calendrier­s de poche à son effigie. Sa popularité grandit: selon une étude publiée en 2018 par IranPoll et l’université de Maryland, 83 % des Iraniens interrogés en avaient une opinion favorable, plus que le président Hassan Rohani ou le chef de la diplomatie, Mohammad Javad Zarif. A tel point que certains lui prédisaien­t un avenir en politique, l’imaginant candidat à l’élection présidenti­elle en 2021. Le général au keffieh noir et blanc et aux mains ensanglant­ées est finalement mort en Irak, quarante ans après y être monté au front.

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