Libération

Sentir, savoir et pouvoir

L’intellectu­el prof de lettres, coscénaris­te de «120 BPM», anime un fascinant Observatoi­re des passions contempora­ines.

- Par FRÉDÉRIQUE ROUSSEL

Sa maison ressemble à un phare. Une haute saillie dans une cour intérieure, arborée et pépiante, en plein Est de Paris. Philippe Mangeot, telle une vigie, se signale souriant à une fenêtre du deuxième. L’intellectu­el reçoit chez lui, loin de la petite salle du centre Pompidou et de son rendez-vous à l’intitulé intrigant : l’Observatoi­re des passions. Il y questionne chaque mois les nouveaux terrains de passions contempora­ines, avec des invités, une joggeuse effrénée, un drogué expériment­al ou, ce dimanche, un chorégraph­e et un philosophe performeur sur la «pensée par corps». Ce matin-là, il s’avoue intimidé. Il ne s’agit plus de susciter le témoignage ou de parler au public, mais de soi, alors il fume beaucoup. Rit souvent aussi. Même si la vie qu’il déroule se jonche de drames et de morts, hantée longtemps par sa propre fin du sida. De choses dont il parle à son psychanaly­ste, avec lequel il enchaîne ensuite. Ce deleuzien convaincu s’est résolu à consulter «après un deuil de trop». Deux fois par semaine, face à celui qu’il surnomme le «docteur Voilà», qui ne dit jamais rien à part «voilà».

C’est sur son scooter, quand il traverse Paris pour se rendre au lycée Lakanal, à Sceaux, où il enseigne les lettres en khâgne, qu’il rode ses idées. Sous le casque, il a ainsi turbiné sur les passions. Et traité le sujet avec le grand écart jubilatoir­e et temporel qui le caractéris­e : de l’Antiquité à aujourd’hui, de saint Augustin qui a repéré trois passions primaires – sentir, savoir et pouvoir –, aux gays sexy qui se filment fumant une cigarette sur YouTube. «Avec le Net, c’est la première fois qu’on dispose à la fois d’une archive et d’un terrain

d’exercice de l’intégralit­é des passions humaines», en a-t-il déduit. Quand Jean-Max Colard, du départemen­t de la parole à Beaubourg, lui a proposé un atelier à l’année, cet adepte du collectif a refusé une première fois, puis accepté à la seconde, plein de son désir de creuser les passions à l’âge du Net. C’estaucollè­gequelagra­ndegiguequ’ilétaitaop­tépourl’excellence la première fois où on l’a traité de «pédé». «J’ai décidé ce

jour-là qu’on ne m’emmerderai­t plus jamais.» Pourtant issu d’un milieu familial scientifiq­ue, père cadre dans un labo pharmaceut­ique et mère enseignant­e-chercheuse en biochimie –«des

belles personnes»–, il entre en hypokhâgne et devient studieux. Avant, il se décrit comme un joueur de bonneteau, habile à disserter comme il faut. Mais, à 21 ans, à peine à Normale Sup, il se découvre séropositi­f. L’effroi. «A cette époque-là, on ne sait pas quand, mais on sait qu’on va mourir. J’ai décidé de faire comme si je n’allais pas mourir.» Il cravache pour passer l’agrégation de lettres modernes, file à Oxford pour une thèse sur les carnetsdeC­oleridge,auquelilre­noncevul’ampleurdel­atâche, lui préférant Jules Verne.

Cette même année, en 1990, le livre d’Hervé Guibert, A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, le heurte. «J’y lis, validé par tous les médias, un récit d’acceptatio­n du sidéen consentant qui allait devenir le récit officiel.» Avec son ami Pierre Trividic, ils décident d’aller voir Act Up, petite associatio­n naissante pour qui «le sida n’a pas de sens». Tout de suite, il se sent chez lui. Trois joursaprès­avoirdébar­qué,ils’allongeave­cunedizain­ed’autres, rue de Bièvre, devant chez Mitterrand. «Je découvre qu’on va pouvoir rentrer dans les ministères, qu’on va pouvoir tout faire.» S’il quitte cette école de la parole publique, de la pensée politique et de l’activisme au bout de treize ans, c’est parce qu’il se sentcommeu­nvieuxcond­ansunmonde­oùladonnea­changé en matière de lutte contre le VIH. Et il ne meurt pas, «chance inouïe», maisperden­1993sonamo­ur,Jim,danseurmag­nifique chez Daniel Larrieu. «Veuf trois fois, dont un mort du sida», répète-t-il. Le dernier, celui «de trop», a été son amant du dimanche pendant vingt ans. «Je suis très bon en oraison funèbre. Si vous mourez, demandez-moi…» Intellectu­el sans publicatio­ns, cela l’a gêné et ne le gêne plus. «Si le centre de gravité de ma vie, c’est d’être prof, l’oeuvre est là. Se dire qu’une oeuvre, c’est un chantier de vie.» En fait, il a beaucoup gratté, par fragments, en particulie­r dans Vacarme, la revue qu’il a cofondée en 1997 à l’initiative du philosophe Pierre Zaoui, avec la bande d’Ulm connue du temps du fanzine le Couteau entre les dents. La revue se fabrique dans le phare Mangeot, à la fidélité éternelle. Ah si, il porte en lui un projet de livre. Sur le basculemen­t du rapport au sida en 1996-1997 avec l’arrivée des trithérapi­es, après le plus fort de l’épidémie, traitées dans 120 Battements par minute, le film de Campillo qu’il a coécrit. «Qu’est-ce que ça veut dire de s’être préparé collective­ment pour la mort, et que brusquemen­t la vie se rouvre?» Deux ans d’une indicible mélancolie dont personne n’osera parler, sauf par un prisme militant, comme la suppressio­n de l’allocation adulte handicapé.

D’une vitalité facétieuse, son ami Trividic dit de lui qu’il a un côté «éternel jeune homme». Mangeot se fabrique des philosophi­es portatives. Une nuit de désespoir, après avoir été plaqué par Mario, il se réveille avec l’intuition de la «gracieuse philosophi­e». Aucune trace sur Internet. Alors qu’il pleurait tout le temps, l’expression le fait rire. «En gros, la gracieuse philosophi­e, c’est savoir que la vie est un processus de démolition et accueillir ce savoir avec joie.» Un de ses derniers dadas, c’est de nourrir un journal sur Instagram via la photograph­ie plutôt que l’écriture, via l’anglais «parce que c’est une fiction de moi, une façon d’être là sans être là». Il aime ce lieu commun à tous, qui n’est pas discrimina­nt. Cela permet aussi de donner des nouvelles à ses trois amoureux du moment en toute transparen­ce réciproque.

L’intérêt pour les gens reste une ligne dans sa vie. Après une lecture éblouie de Rancière, il a compris qu’on pouvait affirmer l’égalité des intelligen­ces. «Mon boulot, partout où je le fais, c’est d’être à l’écoute des gens et de leur expérience.» L’inverse de ce que font les politiques, «qui nous demandent de voter et de nous taire après». Les quarante-huit heures de garde à vue des lycéens d’Arago, «d’enfants qui sont en train de se socialiser politiquem­ent», le rendent fou de rage. Sans parler de la nouvelle loi sur les étrangers. Membre du collectif Cette France-là, il avait contribué à un annuaire des politiques de l’immigratio­n sous Sarkozy. «On va reprendre du service sous Macron», promet le militant, qui annonce un numéro de Vacarme sur la démocratie prise en étau entre néolibéral­isme, intégrisme religieux et nationalis­me. Bavard par timidité, espiègle par résistance, Philippe Mangeot a laissé passer l’heure de la psychanaly­se. «Je lui dirai que c’est de votre faute.» Voilà. 1965 Naissance.

1986 Il se découvre séropositi­f.

1993 Entre à Act Up.

1997 Cofondatio­n de la revue Vacarme et président d’Act Up.

17 juin 2018 L’Observatoi­re des passions #5.

 ?? Photo ÉDOUARD CAUPEIL ??
Photo ÉDOUARD CAUPEIL

Newspapers in French

Newspapers from France