Libération

«HUMILIANT»

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plus: identité, sexe. Le nom de leur lycée figure dans le dossier. La consigne était de ne pas en tenir compte, mais techniquem­ent, il reste possible de classer avec ce critère. Il y a aussi les bulletins scolaires, avec toutes les notes, les moyennes de la classe, les appréciati­ons des professeur­s… Les lettres de motivation aussi. Beaucoup se ressemblen­t. Mais dans le lot, certaines sont sincères et touchantes. J’ai en tête cet élève: “J’ai changé, je jouais trop aux jeux vidéo. Là, j’ai arrêté, je suis très motivé.” Trop mignon. Cela pourrait prêter à sourire. Mais je peux vous dire qu’on n’a pas ri. Il y a un côté hyperviole­nt à opérer un classement en entrant dans le détail des candidatur­es. Il faut arriver à se détacher de leurs histoires personnell­es. J’ai parfois été prise de vertiges.

«RASSURER L’ORDINATEUR»

«Tous les responsabl­es de formation ont joué aux apprentis sorciers. Je ne comprends pas que le ministère n’ait pas imposé dès le début des critères uniformes. Depuis le départ, on confond autonomie et pouvoir d’expertise des équipes. Il y a un gros contresens. Pour moi, il était essentiel que les critères, “les attendus” [c’est le terme officiel, ndlr], soient les mêmes par discipline. Que la définition de ce qu’on estime être un bon élève pour des études de droit, par exemple, soit identique dans toutes les facs. Au début, j’ai cru que l’uniformisa­tion des attendus au niveau national serait une garantie… jusqu’à ce qu’on nous annonce a posteriori qu’attendus et paramètres informatiq­ues étaient deux choses différente­s et que chacun déterminer­ait librement ses paramètres de classement. Quelle transparen­ce ! Comment traduire “bonne qualité rédactionn­elle” ? Ou “esprit logique” ? «Dans ma commission d’examen des voeux, nous avons débattu des heures et des heures. Comme nous avions plus de 6 000 dossiers à trier, il était inenvisage­able de les classer manuelleme­nt. Le risque d’aléa était trop grand. On a donc décidé de recourir à un préclassem­ent par ordinateur, à partir d’une moyenne de différente­s notes. C’est un peu compliqué à expliquer, mais en gros on a appliqué aux notes des coefficien­ts semblables à ceux du bac. Si l’élève est en scientifiq­ue option physique-chimie, il aura investi plus de temps sur cette matière à fort coefficien­t, donc il nous semble logique d’en tenir compte. En revanche, on a écarté la note de sport. C’est contestabl­e, mais c’était l’avis majoritair­e.

«J’oubliais. Dans la masse d’informatio­ns, nous avions aussi la fameuse fiche avenir, remplie par l’équipe de professeur­s du lycée… Ils ont évalué la méthode de travail, l’autonomie, l’engagement, l’esprit d’initiative et la capacité à s’investir de chaque élève. On s’est vite aperçu que ces appréciati­ons étaient très variables et subjective­s, surtout faites dans l’urgence. Comment les profs peuvent savoir avec certitude comment vont évoluer leurs jeunes élèves ? On a beaucoup, beaucoup débattu entre nous. Finalement, on en a un peu tenu compte, surtout par respect pour le travail des collègues du secondaire. En revanche, nous n’avons pas retenu les commentair­es du chef d’établissem­ent. Il devait se prononcer sur “la capacité à réussir” et “la cohérence du projet” de l’élève. Qu’en sait-il ?

«Une fois nos critères paramétrés, quand on a appuyé sur le bouton pour avoir notre classement, on s’est retrouvé face à un os: sur l’ensemble des dossiers, on en avait des milliers ex aequo, au millième près. C’était logique et prévisible. Pas besoin d’avoir fait une licence de maths pour comprendre qu’un classement sur la base d’une note sur 20 engendre de nombreux ex aequo. En soi, ce n’est pas un problème: que je me retrouve demain avec un amphi rempli d’élèves ex aequo n’est pas un souci. Sauf que la machine, elle, ne peut pas le supporter. Le logiciel Parcoursup refuse de traiter un classement de ce type… On s’est donc retrouvés à chercher un moyen de les départager. C’était absurde et cela a pris un temps fou aux collègues qui ont essayé de le faire manuelleme­nt. Une solution technique n’a été diffusée que début mai pour départager sur une seule note, le plus souvent celle de français ou de mathématiq­ues, parce qu’il fallait une matière présente dans tous les dossiers. Tout ça pour rassurer l’ordinateur… Une fois le gros du classement fait avec la machine, on s’est réparti les dossiers pour vérifier à la main qu’il n’y avait pas d’anomalie. Pour ma part, je n’en ai pas détecté. On devait aussi classer manuelleme­nt une partie des dossiers, par exemple ceux des élèves venant de l’étranger ou reprenant leurs études. Nous avions, de mémoire, un chasseur alpin qui voulait faire du droit, une Anglaise qui expliquait dans sa lettre s’être très impliquée dans la lutte contre la prostituti­on infantile et désirant reprendre des études en France. Des Grecs aussi, l’un d’eux expliquant vouloir fuir la crise économique de son pays. Pourquoi les en empêcher ? Nous avons décidé collective­ment de les mettre en haut du classement pour être sûrs que la machine Parcoursup leur donne leur chance. Espérons maintenant que les élèves ne vont pas connaître notre cuisine interne et leur rang, sinon certains vont prendre la grosse tête ! «Quand je discute de cette réforme à droite et à gauche, je me rends compte que beaucoup d’enseignant­s ont finalement joué le jeu : à ne pas compter leurs heures, à essayer tant bien que mal de faire le travail dans les temps et avec le plus de rigueur possible. Mais au bout du compte, pour quel résultat ? Quel changement ? Demain, beaucoup vont déchanter, en se rendant compte qu’ils ont travaillé pour rien. En réalité, de nombreuses filières ne sont pas prisées. Cette année, elles ont l’impression d’avoir reçu beaucoup de candidatur­es, mais c’est mécanique, à cause de la nonhiérarc­hisation des voeux. Au bout du compte, les facs seront obligées de prendre tous les candidats qui voudront venir… même si le collègue en a mis certains tout en bas du classement en estimant qu’ils n’ont pas le niveau. Il y a un côté humiliant pour notre travail. Autre chose, paradoxale : l’autonomie des université­s mise en avant est très relative, les éléments les plus importants nous ont échappé. Par exemple, nous avons appris le taux de sectorisat­ion seulement le 14 mai : ce qui veut dire que beaucoup de dossiers que nous avons épluchés et pris soin de classer seront écartés automatiqu­ement car ils sont hors secteur… Les élèves ignoraient ce critère au moment de faire leurs voeux. C’est honteux ! En définitive, je n’ai aucune idée des élèves qui seront dans mon amphi à la rentrée. Est-ce ceux qui sont en haut de mon classement ? Ou, au contraire, ceux qui sont tout en bas, car les autres auront préféré aller ailleurs? On lance nationalem­ent des grandes réformes, en demandant à tous les fonctionna­ires de se plier en quatre, mais pourquoi au bout du compte? Cela me met en colère.»•

«Quand on a appuyé sur le bouton pour avoir notre classement, on s’est retrouvé face à un os: sur l’ensemble des dossiers, on en avait des milliers ex aequo, au millième près.»

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