Les Inrockuptibles

No Sex Last Night

de Sophie Calle et Greg Shephard

- Théo Ribeton

Entre double journal intime et joute filmique, la plasticien­ne met en scène le délitement de sa relation amoureuse dans un beau road movie désenchant­é.

C’EST UN FILM ENTREPRIS POUR PERMETTRE UN VOYAGE, et un voyage entrepris pour permettre un amour. La relation de Sophie Calle et Greg Shephard ressemblai­t à une série de rendez-vous manqués (une rencontre à New York où la plasticien­ne avait finalement dormi seule chez lui ; un lapin posé quelques semaines plus tard à Orly…), ou trop brefs, ou trop espacés, jusqu’à l’idée de ce road trip filmé pour les conjurer : un départ de New York, dans la Cadillac de Greg, puis la longue route à travers les Etats-Unis, jusqu’à San Francisco où Sophie avait obtenu un poste d’enseigneme­nt ; et peut-être, en passant, un mariage.

Le long de ce début de vie, les amoureux·euses qui en sont à peine se filment. C’est l’acte de créer et c’est la fiction qui font naître ou tentent de faire naître la vie dans ce home movie qui n’a pas encore construit son home, conçu comme un ring où deux amant·es négocient les termes d’une relation à inventer, s’idéalisent et se déçoivent tour à tour, coécrivent en double aveugle ( Double Blind fut le titre américain du film), chacun livrant secrètemen­t à sa caméra ses confession­s. Il en ressort un film d’une profonde tristesse, parce que vite replié sur le tragique constat que ce qui doit advenir n’advient pas, ou advient trop fastidieus­ement : Calle et Shephard passent plutôt des vacances de merde

(“Il ne me reste que deux jours pour garder

un bon souvenir de ce voyage”), avancent péniblemen­t au rythme des avaries mécaniques et des incompréhe­nsions mutuelles, sans coucher ensemble (un plan quotidien sur le lit défait au matin, accompagné de l’aveu d’échec qui donne son titre au film). Le peu de complicité qu’il·elles partagent est anéanti par les commentair­es qu’il·elles se réservent pour eux·elles-mêmes : un film où l’amour est un mensonge carburant à d’autres mensonges, à des promesses qu’on ne tient pas, des choses qu’on dit sans les penser, des choses légères qu’on dit en pensant à des choses graves, ou inversemen­t.

A ce jeu la forme complexe, hybride, empilée se prête idéalement, comme un mille-feuilles de ce qui a été pensé, ce qui a été dit, ce qui a été espéré, ce dont on se souvient. C’est un film qui court après des fantasmes et qui fabrique sans le savoir quelque chose à mesure qu’il y renonce. Le rêve romantique du beau ténébreux qui part par amour, la mythologie américaine du road trip, le mariage s’effondrent : l’amant est fuyant, la Cadillac est un tacot, la cérémonie est une demi-blague (un mariage en drive-in à Las Vegas). Quelque chose, pourtant, subsiste – de la tendresse, du conflit, quelque chose qu’on hésite à appeler de l’amour. A moins que ?

No Sex Last Night de Sophie Calle et Greg Shephard (E.-U., 1996, 1 h 15). Sur Tënk

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