Les Inrockuptibles

Aux filles d’Istanbul

Elif Shafak révèle la magie d’Istanbul et redonne leur grandeur à ses prostituée­s, diabolisée­s par un régime toujours plus réactionna­ire.

- Yann Perreau

LA DISTANCE, L’EXIL, LA NOSTALGIE D’UN LIEU PEUVENT ÊTRE DES MUSES PRÉCIEUSES. Le fait qu’elle soit séparée malgré elle de la ville qu’elle aime tant inspire à Elif Shafak de beaux romans depuis une dizaine d’années. Son éloignemen­t forcé d’Istanbul lui fait mieux percevoir la beauté unique de celle-ci, comme on comprend parfois, lorsque c’est fini, la singularit­é de la personne avec laquelle on vient de vivre une histoire d’amour.

La célèbre écrivaine turque, qui habite Londres, est adulée autant qu’elle est haïe dans son pays d’origine. Chacun de ses livres s’y vend en centaines de milliers d’exemplaire­s. Poursuivie en justice pour avoir – dans son deuxième roman en anglais, La Bâtarde d’Istanbul (2006) – abordé le sujet du génocide arménien, l’autrice n’a jamais caché ses opinions, elle qui n’hésite pas à critiquer le gouverneme­nt et fit, en 2017, son coming-out en tant que bisexuelle bien que mère de famille, une hérésie dans la Turquie ultra-conservatr­ice d’aujourd’hui, où de nombreux crimes contre les LGBT et les travailleu­r·euses du sexe restent impunis.

C’est une “fille de mauvaise vie” qu’elle a choisi de raconter dans son nouveau roman. 10 Minutes et 38 secondes dans ce monde étrange est dédié “aux femmes d’Istanbul et à la ville d’Istanbul qui est, qui a toujours été, une

ville féminine”. Il s’ouvre sur le meurtre de Tequila Leila, une prostituée assassinée une nuit, en pleine rue, son corps jeté dans une benne à ordure. Bien que cliniqueme­nt décédée, la fille continue de penser pendant ces dix minutes et trente-huit secondes. Son esprit remonte le temps, retraçant chapitre après chapitre les mésaventur­es qui l’ont menée là, de la fuite de son village natal à son arrivée dans un bordel des faubourgs de la ville, en passant par la fusillade des manifestan­ts marxistes place Taksim, en 1977, où elle perdit son amoureux.

Si le ton léger, presque ludique, du livre semble d’abord un peu à côté de la plaque au regard du sujet traité, cette apparente badinerie se révèle au fur et à mesure pertinente. L’hédonisme, la témérité, l’allégresse de la fille facile comme armes efficaces face à l’obscuranti­sme, mais aussi et surtout comme l’âme même d’une ville et de ses habitants. Shafak écrit toujours aussi brillammen­t, au risque de tomber parfois dans des facilités, effets de style, prouesses inutiles. Son sujet, comme ses personnage­s, n’en est pas moins captivant, émouvant, juste.

10 Minutes et 38 secondes dans ce monde étrange (Flammarion), traduit de l’anglais par Dominique Goy-Blanquet, 40 p., 22 €

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