Les Inrockuptibles

Bong Joon-ho

Rencontre avec l’auteur de Parasite, Palme d’or à Cannes

- TEXTE Théo Ribeton PHOTO Thomas Chéné pour Les Inrockupti­bles

Personnage­s reclus cherchant à échapper à leur situation, mise en scène et en espaces des rapports de classes… l’énergique BONG JOON-HO décrypte ici des thèmes clés de Parasite, Palme d’or cannoise 2019. Il confie également son admiration pour Agnès Varda et Claude Chabrol, dont Que la bête meure l’a inspiré pour ce nouveau film.

L’ENTHOUSIAS­ME UNANIME QU’INSPIRE BONG JOON-HO À LA CINÉPHILIE INTERNATIO­NALE NE S’EST JAMAIS VRAIMENT DÉMENTI DEPUIS QUINZE ANS et la réalisatio­n de son deuxième film, Memories of Murder (2003), à ranger facilement parmi les meilleurs polars de la décennie 2000, pour ne pas dire des meilleurs films tout court. Mais cet enthousias­me, complété illico d’un autre chef-d’oeuvre total

( The Host, en 2006, synthèse hallucinée et hallucinan­te du film de monstre asiatique), puis prolongé par une carrière internatio­nale élargie au format blockbuste­r (deux dystopies SF à vitesse supersoniq­ue, en forme de face sombre et lumineuse : Snowpierce­r en 2013 et Okja en 2017) butait jusqu’à cette année sur le mur des célébratio­ns festivaliè­res. A Cannes, Bong était déjà passé il y a deux ans, mais les quolibets anti-Netflix y avaient alors un peu éclaboussé son Okja, toute première production du géant du streaming à se voir projetée sur la Croisette, dont elle était repartie bredouille.

Sans en nourrir la moindre amertume – pas le genre de ce grand bonhomme qui, avec son appétit, son euphorie, sa vivacité, ne pourrait pas beaucoup plus ressembler à ses films joyeux et voraces –, c’est tout de même mieux armé pour l’arène cannoise que Bong a fait cette année son retour : un film sans opérateur VOD ni signaux hollywoodi­ens, écrit au cordeau comme une épure littérale des obsessions de son auteur (marxisme, chaos, grotesque, hémoglobin­e). Et Parasite, semi-huis clos transforma­nt les rapports de classes de deux familles séoulienne­s en déluge de fureur, a gagné son pari, et sa Palme. Il y a quelque temps, peut-être depuis La Vie d’Adèle, voire avant, qu’on n’avait pas vu un favori au titre suprême truster aussi férocement les pronostics. Une manière de gober la concurrenc­e, aussi bongienne que cette sortie post-Festival tranchant avec la coutume des Palmes maintenues sous cloche jusqu’à l’automne. Bong est un ogre qui court vite. Nous l’avons rencontré le 20 mai, une semaine avant son sacre.

Maintenant que vous êtes revenu en Corée, pouvez-vous nous dire quel regard vous portez sur votre période américaine ? Diriez-vous que c’était une expérience satisfaisa­nte ?

Bong Joon-ho — Je pense que c’était avant tout une bonne expérience pour moi. C’était une très belle aventure cinématogr­aphique, et ce n’est pas forcément tant lié au pays de production ou à la langue de travail. Mon travail sur Snowpierce­r et sur Okja, je le vis plus volontiers comme une expérience du gros, voire du très gros budget (respective­ment 40 et 50 millions de dollars, contre 12 pour son plus coûteux film coréen, The Host – ndlr), avec ses enjeux propres quel que soit le pays où on le pratique. Pour un réalisateu­r qui commence à travailler dans ces conditions, l’angoisse est surtout de perdre sa liberté, et donc le final cut. J’ai été, je pense, très chanceux : pour les deux films, on m’a accordé la possibilit­é de faire ce que je voulais.

Aujourd’hui vous revenez avec une forme, le huis clos, qui vient un peu contraindr­e votre cinéma d’ordinaire très mobile, très urbain, très gourmand d’espace ( The Host, Okja…). Ne vous êtes-vous pas senti à l’étroit dans la maison des Park ?

Ce n’est pas exactement un huis clos parce qu’il y a quelques autres espaces mais on peut dire, en effet, que le film se déroule à 90 % dans deux maisons. Et au contraire, j’ai adoré cette expérience, probableme­nt parce qu’elle m’a renvoyé à des sensations enfouies depuis la réalisatio­n de mon tout premier film, Barking Dog, en 2000. C’était une histoire de cohabitati­on très coréenne, qui plongeait dans les lieux et la population d’un bâtiment de type HLM, du sous-sol au dernier étage, en passant par toutes les entrailles, les escaliers, les couloirs, etc. C’était très intéressan­t de retrouver cette sensation encastrée, en particulie­r dans la maison des Park, qui devient comme une maison de poupées qu’on visiterait avec une loupe.

Il y a de l’amour et du désir dans le film, notamment entre les enfants adolescent­s des deux familles. C’est quelque chose que vous avez toujours évité de filmer. Pourquoi maintenant ?

Ça reste tout de même un lien amoureux bizarre, cette situation entre le fils pauvre, Ki-woo, et la fille riche, Da-hye… Déjà, ils ne commencent à se connaître qu’à travers l’ami de Ki-woo, joué en caméo par Park Seo-joon (star de la télé coréenne associée à l’archétype du golden boy, dans des shows comme What’s Wrong with Secretary Kim – ndlr), qui est son meilleur ami, est lui-même plus fortuné, et lui recommande d’aller donner des cours particulie­rs dans cette famille aisée car il veut à travers lui se rapprocher de la grande soeur. Dans la vie, il arrive que l’on se fasse un ami d’un autre milieu social, et à mes yeux c’est cette relation amicale qui est plus importante, parce que Ki-woo, une fois infiltré dans la famille sur la recommanda­tion de son ami, va se mettre à imiter ce dernier, à s’imaginer un avenir à sa place, où il épouserait lui-même la grande soeur, intégrerai­t une bonne famille, etc. C’est le syndrome de Ripley, et la relation amoureuse n’est jamais qu’un des leviers de cette situation de rapport de classes et de jalousie. Donc je ne change peut-être pas tant que ça, au fond…

“La perte de contrôle m’intéresse, le moment où le personnage se trouve perdu et agit par l’instinct, par sa spontanéit­é”

Est-ce que vous diriez que lui est amoureux, tout de même, ou qu’il est simplement prisonnier de son mensonge ?

Je vois ça comme un des points de tension, de non-résolution du film. On se le demande, effectivem­ent, et c’est une question qu’on a abordée avec l’acteur lui-même pendant le tournage. On sait au moins que le personnage est travaillé intérieure­ment : est-il quelqu’un de convenable pour une famille si raffinée, mérite-t-il l’amour d’une fille bien née ? Finalement, il nourrit un complexe, un sentiment d’infériorit­é vis-à-vis de son ami et en arrive à un “pourquoi pas moi ?” qui se transforme en réaction amoureuse. Mais est-ce de l’amour ? A chacun de répondre. Dans Snowpierce­r et dans Parasite, il y a une stratifica­tion sociale très marquée, et c’est aussi le cas dans une moindre mesure de la plupart de vos films. Diriez-vous que vous faites un cinéma marxiste ?

J’aurais tendance à dire que cela colle plus à un film comme Snowpierce­r, qui est vraiment un film de révolution populaire, avançant dans les wagons pour frapper

la classe supérieure. Dans Parasite, je pense qu’il y a quelque chose de moins théorique, un travail de codes et de nuances typiquemen­t coréennes qui correspond bien plus à une réalité actuelle.

Aimez-vous la violence ? Est-ce que c’est excitant de filmer la violence ?

Je ne dirais pas que la violence m’attire en soi. Mais l’explosion de violence, souvent dans mes films, ce sont des scènes de perte de maîtrise. C’est la perte de contrôle qui m’intéresse, le moment où le personnage se trouve perdu et agit par l’instinct, par sa spontanéit­é, ce côté improvisé de la violence. Je n’aime pas la violence : j’aime le chaos – à la sortie d’un de mes précédents films au Japon, un critique m’avait dit que j’avais un “sens du chaos”. J’aime quand tout est sens dessus dessous. Dans Parasite en particulie­r, je crois que je suis très attaché à l’environnem­ent dans lequel le chaos survient, et notamment l’environnem­ent lumineux : une lumière diurne et bienveilla­nte, un beau jardin, un goûter d’anniversai­re, et soudain…

D’où vous est venue cette attirance pour les caves, les sous-sols, le monde souterrain ?

Je ne sais pas, c’est un mystère pour moi de retrouver cette obsession dans tous mes films, et même dans mon court métrage de fin d’études, Incoherenc­e. Quand j’étais gosse, je vivais dans de grandes tours d’immeubles, et il y avait toujours des sous-sols où le gardien entassait des affaires, des outils, et où les habitants déposaient un peu tout et n’importe quoi. Je descendais en secret, car c’était interdit, pour voir ce qu’il y avait : une table de ping-pong où les gardiens jouaient parfois, etc. Un jour j’ai aperçu le gardien en train de faire l’amour à une femme de ménage. Ça m’avait beaucoup marqué.

C’est une année cannoise marquée par la figure du zombie, dans les films de Jim Jarmusch (The Dead Don’t Die), de Bertrand Bonello (Zombi Child)… Est-ce que la façon dont vous représente­z le souspeuple, les dominés condamnés à la saleté, peut être prise comme un avatar du zombie dans Parasite ? Ce genre vous intéresse-t-il ?

Je suis très content que vous me parliez de ça, parce que c’est exactement comme ça que je les vois, comme un sous-peuple qui correspond à la connotatio­n politique du zombie. Le zombie est un être intéressan­t, entre l’humain et le mort, et les films de Romero ont toujours eu un sous-texte politique. Dans Parasite, la façon dont les dominés reclus dans les sous-sols jaillissen­t couteau à la main, et l’allure déshumanis­ée que je leur donne, et surtout le fait que Park, au moment du déchaîneme­nt de violence, voit alors ces corps enragés et sanguinole­nts comme des choses inertes (quand il pousse Ki-taek uniquement pour récupérer la clé en dessous de lui), cela vient du zombie.

Bonello dit : “C’est un être qui baisse la tête et qui marche lentement.”

C’est exactement ça.

J’ai l’impression que vous êtes assez présent pour votre public français. Etes-vous particuliè­rement attaché à ce pays, à ses réactions à votre cinéma, à son cinéma ?

Déjà, je suis le réalisateu­r qui a adapté une BD française en film !

Etes-vous toujours en contact avec les auteurs du Transperce­neige, Benjamin Legrand et Jean-Marc Rochette ?

Oui. Benjamin Legrand, le scénariste de la série – et demi-frère du compositeu­r Michel Legrand – sera présent demain à la projection de Parasite. A chaque fois que je passe à Paris, je fais un saut chez Album, la boutique de bande dessinée historique du quartier Saint-Germain, et je feuillette les romans graphiques. Mais ce n’est pas là que j’ai trouvé

Le Transperce­neige ! Je l’ai trouvé dans une petite boutique coréenne, où je l’avais lu d’une seule traite.

Ce n’était pas votre première collaborat­ion française, après Tokyo ! cosigné avec Michel Gondry et Leos Carax. En imaginez-vous d’autres ?

Tokyo ! a été une expérience très agréable. J’ai une passion pour Claude Chabrol, ou encore pour la regrettée Agnès Varda. Et je serais fou de joie que l’on me propose un remake. Le film qui m’a inspiré pour Parasite est Que la bête meure. Ceux que j’aime le plus par ailleurs sont Les Noces rouges, La Fleur du mal, et bien sûr… ah, mince, avec Isabelle Huppert (il mime un coup de fusil)…

La Cérémonie ? Oui !

Vous dégagez une espèce de force joyeuse inentamabl­e, de sérénité très puissante, comme si rien ne vous était vraiment douloureux ou difficile. Est-ce que dans le processus de création vous êtes aussi comme ça ?

Vous ne le ressentez pas, mais l’écriture du scénario est une période horrible pour moi. A la fin surtout de cette phase, ma famille m’évite carrément, car on atteint un stade où je deviens exécrable, j’ai des envies de mort. Je devrais prendre des anxiolytiq­ues, mais si j’en prends je deviens un légume, donc je ne les prends pas. C’est un cercle vicieux qui continue.

Quels sont vos projets à venir ?

J’ai deux idées en tête. Un film tourné en anglais et un autre en coréen, une histoire qui se déroule à Séoul. Je ne sais pas dans quel ordre ils seront tournés mais je sais que les deux seront des projets à moyenne échelle, et que l’on ne peut pas vraiment les mettre dans la catégorie du film de genre, ou d’horreur, mais comme d’habitude, il en restera forcément un peu dans l’ADN.

Lire la critique de Parasite pp. 56-57

“Dans Parasite, la façon dont les dominés reclus dans les sous-sols jaillissen­t couteau à la main, cela vient du zombie”

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A Cannes, le 20 mai 2019
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