Les Inrockuptibles

Le sax des anges

KAMASI WASHINGTON sort un double album, Heaven and Hearth, où il poursuit sa quête cosmique en la confrontan­t à la réalité de l’Amérique de Trump.

- Maxime Delcourt

DEPUIS LA SORTIE DE “THE EPIC” en 2015, Kamasi Washington n’a cessé de faire parler de lui : on l’a vu sur les scènes de Coachella et des Nuits Sonores, on l’a entendu sur le troisième album de Run The Jewels et on l’a aperçu aux côtés de Sampha, Wiki ou Ibeyi sur le projet collaborat­if du grand patron d’XL Recordings, Richard Russell. Une question, dès lors, se posait : comment un artiste capable d’engendrer un triple album aussi ambitieux pourraitil se renouveler et ne pas noyer son propos dans l’entertainm­ent ? Le risque, pour le saxophonis­te, n’était-il pas de délaisser ses combats (afrocentri­stes, collectivi­stes, etc.) et offrir une suite où il ne ferait que divaguer de bonheur et d’optimisme, comme tous les gens qui sont du bon côté de la vie ?

Poser ces questions purement rhétorique­s, c’est déjà y répondre. Car, oui, aujourd’hui plus que jamais, Kamasi Washington a des choses à dire, et reste avant tout ce musicien qui, une fois en studio, sent bouillonne­r en lui des projets, des ambitions, le goût du travail. Suffisamme­nt en tout cas pour donner naissance à l’ambitieux Heaven and Earth, un double album enregistré auprès de prestigieu­x collaborat­eurs (Thundercat, Terrace Martin, Ryan Porter ou encore les fidèles The Next Step et The West Coast Get Down) et découpé en deux parties. D’un côté, “la Terre représente le monde que je vois de l’extérieur, le monde auquel j’appartiens”. De l’autre, “le Paradis représente le monde que je vois de l’intérieur, le monde qui m’appartient”.

On croirait lire du Sun Ra. Et c’est vrai qu’il y a un peu de ça chez lui, cette quête de spirituali­té et de mysticisme, ce mépris d’un monde trop étroit pour contenir l’utopie, cette façon de traduire les réalités quotidienn­es sur des thèmes cosmiques et cette fascinante capacité à s’approprier tous les genres musicaux, à faire sonner le funk comme du jazz, le rap comme de la soul et la Great Black Music comme le dernier refuge des musiques électroniq­ues – ce n’est pas pour rien s’il est signé chez Young Turks (Jamie XX, SBTRKT, Koreless), finalement.

Sur Heaven and Earth, on trouve même une reprise du thème de La Fureur de vaincre, l’un des chefs-d’oeuvre de Bruce Lee et des films de kung-fu. C’est à la fois audacieux et séduisant, référencé et éloigné de toute forme de mimétisme, et ça vient confirmer que, sous ses aspects apparemmen­t doux, ce second effort est de ces albums qui cachent leur colère sous une élégance de forme. CanYou Hear Him, The Invicible Youth ou Street Fighter Mas sont en effet là pour rappeler à quiconque en douterait que le Californie­n reste un Africain-Américain conscient de son héritage et du pays dans lequel il évolue. Oui, nous sommes en 2018, et Kamasi Washington est là pour témoigner (Testify), avec pour seule arme ses mélodies à la dérive, parfois spirituell­es, d’autres fois fiévreuses, mais toujours sur le fil de la folie.

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Heaven and Earth (Young Turks/ XL Recordings)

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