Les Inrockuptibles

Reportage à México

La ville où 95 % des féminicide­s restent impunis. Face à la passivité des autorités, femmes et militants s’organisent

- TEXTE Mathieu Dejean PHOTO Mónica González pour Les Inrockupti­bles

ELLE A LA BOUCHE ENTROUVERT­E, LES YEUX CLOS, LE VISAGE FIN ET DE LONGS CHEVEUX DE JAIS QUI LUI GLISSENT SUR LES ÉPAULES. Une lésion d’un peu plus d’un centimètre creuse sa joue gauche, un hématome violacé lui déforme légèrement le nez et une profonde entaille verticale traverse son cou. L’autopsie a révélé une fracture de l’os hyoïde, preuve d’une mort par strangulat­ion. Lesvy Berlín Rivera Osorio avait 22 ans quand son corps a été retrouvé pendu à une cabine téléphoniq­ue, sur le campus universita­ire de México, le 3 mai 2017. C’est sa mère, Araceli Osorio Martínez, qui nous montre ces photos sur son téléphone. Elle les a prises le jour de la reconnaiss­ance du corps : “Je savais qu’on en aurait besoin. Son corps, c’est sa seule défense désormais”, articule-t-elle d’une voix sourde, presque couverte par les piaillemen­ts des oiseaux qui virevolten­t dans le café où elle nous reçoit, au sud de la capitale mexicaine.

La suite lui a donné raison. Malgré l’évidence d’une mort violente et les images des caméras de surveillan­ce de l’Université nationale autonome du Mexique (Unam), qui témoignent des coups que son conjoint, Jorge Luis González Hernández, lui a assénés ce soir-là à proximité de l’endroit où elle a été découverte sans vie, l’affaire a rapidement été classée, après une enquête bourrée d’anomalies, “suicide chronique”. Un barbarisme visant à faire croire à l’état psychologi­que vulnérable de l’étudiante. “Comme si sa mort avait des caractéris­tiques pathologiq­ues !”, constate l’avocate de la famille, Sayuri Herrera, présente lors de notre rendez-vous.

Un voile de colère passe sur les yeux noirs d’Araceli Osorio au souvenir du verdict, sans parvenir à effacer les larmes qui coulent sur son visage : “Les enquêteurs savaient que Jorge Luis était la dernière personne à avoir vu Lesvy en vie. Ils ont obtenu des témoignage­s d’amis à eux selon lesquels il l’avait déjà frappée. Le visage de ma fille présente des lésions qu’elle n’aurait jamais pu se faire elle-même. Sur le câble et le téléphone de la cabine, on a relevé des empreintes masculines, pas celles de Lesvy. Et pourtant, les autorités n’ont pas interrogé Jorge, elles ne l’ont pas fait examiner par un médecin, et elles ne l’ont pas arrêté de manière préventive. A un moment, le procureur voulait même lui donner le statut de victime indirecte, comme nous ! C’est à croire qu’ici on prend soin des coupables.”

Ce 24 octobre 2017, la mère endeuillée, qui porte autour du cou un médaillon contenant une mèche des cheveux de sa fille unique disparue, reprend malgré tout “un peu espoir”. Après cinq mois de lutte pour faire reconnaîtr­e les omissions commises par les enquêteurs, avec l’aide d’experts indépendan­ts, de défenseurs des droits humains et de la communauté universita­ire, l’affaire vient d’être requalifié­e. Jorge Luis, avec qui Lesvy Berlín partageait sa vie depuis quatre mois, est désormais inculpé pour “féminicide aggravé”.

Ce néologisme désigne les meurtres de femmes par des hommes pour le simple fait qu’elles sont des femmes. Ils ont augmenté de 85 % en quinze ans au Mexique. Depuis 2012, le code pénal mexicain les considère comme un délit passible de soixante ans de prison. Mais l’intérioris­ation culturelle des violences de genre, la culpabilis­ation systématiq­ue des victimes, des frais d’avocat élevés et des autorités politico-judiciaire­s velléitair­es ou corrompues ont souvent raison des familles qui réclament justice. C’est pourquoi l’affaire Lesvy pourrait faire jurisprude­nce, alors que chaque jour sept femmes sont assassinée­s dans cette mégalopole de près de 9 millions d’habitants. “Les féminicide­s nous touchent en tant que société : on a tous une soeur, une mère, une grand-mère à qui cela peut arriver demain”, met en garde Araceli Osorio en serrant dans sa main un diadème en quartz en forme de coeur, destiné à la croix de sa fille. “Nous avions gardé cette conscience enfouie au fond de nous pendant longtemps, mais maintenant les voix se multiplien­t pour exiger vérité, justice, mémoire et non répétition. Ça suffit, pas une de plus !”

“Ni una más !” Les étudiants qui filent sur la piste cyclable du campus universita­ire de l’Unam ne semblent plus remarquer le slogan ostensible­ment tagué sur la cabine téléphoniq­ue, à deux pas des terrains de pelote basque et de l’Institut d’ingénierie chimique. Des rubans jaunes en délimitent pourtant l’accès, et une croix rose a été plantée derrière elle. Tout un symbole. Il y a quelques années, les féminicide­s étaient associés à la seule ville de Ciudad Juárez, dans l’Etat de Chihuahua, où l’on a dénombré quatre mille meurtres de femmes entre 1993 et 2003. Ils touchent désormais le saint des saints, réputé être l’un des lieux les plus sûrs du pays. Ces derniers mois, les médias parlent d’une “nouvelle vague” de violences contre les femmes. Depuis son bureau du Centre d’études de genres, situé à quelques encablures de la scène du crime, la sociologue féministe Emanuela Borzacchie­llo est moins pudique : “Nous vivons dans un état de guerre non déclarée contre nos corps. Pourquoi cette violence est-elle arrivée jusqu’au campus d’une des université­s les plus connues d’Amérique latine, un lieu de pouvoir et de savoir ? Parce que l’extérieur est déjà contaminé ! Ce qui se passait à Ciudad Juárez dans les années 1990 peut maintenant arriver n’importe où au Mexique.”

Pour sa consoeur Estela Serret, qui anime un cours de sociologie sur le féminisme à l’université autonome métropolit­aine (UAM), cette extension du domaine de la haine misogyne est paradoxale­ment liée à l’acquisitio­n de pouvoir par les femmes à México – la seule ville du pays où l’interrupti­on volontaire de grossesse est dépénalisé­e, et où des wagons de métro sont exclusivem­ent réservés aux femmes, pour éviter les attoucheme­nts sexuels.

“C’est ce qui arrive toujours quand un groupe subordonné se rebelle et conquiert quelques espaces. C’est une vague de colère qui vise à faire taire les femmes” ESTELA SERRET, SOCIOLOGUE

“C’est ce qui arrive toujours quand un groupe subordonné se rebelle et conquiert quelques espaces. C’est une vague de colère qui vise à faire taire les femmes”, observe-t-elle.

Pour en mesurer l’intensité, il suffit d’éplucher les “notas rojas” – l’équivalent de la rubrique faits divers – des journaux nationaux. Dans le seul Etat de México, limitrophe de la capitale, ce phénomène prend la forme d’une longue litanie macabre – à l’image de 2666, le roman de Roberto Bolaño inspiré des crimes de Ciudad Juárez. Valeria Gutiérrez, 11 ans, violée et tuée dans un bus le 8 juin à Nezahualcó­yotl ; Verónica Guadalupe, 20 ans, retrouvée morte lapidée devant chez elle le 6 juillet à San José el Vidrio ; Mara Castilla, 19 ans, violée et tuée par un chauffeur de Cabify (une appli semblable à Uber), à Puebla le 8 septembre… Cette dernière s’était solidarisé­e avec la famille de Lesvy Berlín sur Twitter en utilisant le hashtag “#SiMeMatan” (“S’ils me tuent”), avant d’être elle-même assassinée. “Les féminicide­s reproduise­nt inconsciem­ment le même modèle, car ils exercent des formes de pouvoir qui sont enracinées très profondéme­nt dans les familles, où l’homme est éduqué dès tout petit dans l’idée qu’il a un privilège sur toutes les vies des femmes”, analyse tristement Araceli Osorio.

Manuel Amador fait partie de ceux qui luttent pour entraver cette spirale mortifère. Tous les matins, alors que des centaines de milliers de travailleu­rs quittent la périphérie pour rejoindre le centre, ce militant et défenseur déterminé des droits humains fait le chemin inverse. Il prend la ligne 3 du métro jusqu’à son terminus pour se rendre à Ecatepec, la ville la plus pauvre du pays et la plus dangereuse pour les femmes, située sur une colline aux habitation­s bigarrées, au nord du District Fédéral (DF, l’autre nom de la capitale). Depuis dix ans, ce professeur au mental d’acier et à la fine barbe noire anime un atelier baptisé “Femmes, art et politique”, au lycée Francisco Villa. Objectif : faire en sorte que les adolescent­es aux “vies réduites au silence” de ce quartier populaire se libèrent, et qu’elles récupèrent les espaces mentaux et physiques gagnés par la terreur machiste. Pour cela, ses élèves étudient la pensée féministe de Judith Butler, dessinent et témoignent par écrit de leurs traumatism­es pour les exorciser, et utilisent leurs corps comme moyen d’expression dans des performanc­es qui défraient régulièrem­ent la chronique.

En 2011, cent vingt d’entre elles, vêtues de blanc, ont formé les mots “No más feminicidi­os” en s’allongeant sur le flanc d’une montagne voisine. La photo en vue aérienne a fait le tour des médias. En dépit du calme apparent en ce jour ensoleillé, 55 féminicide­s ont été recensés à Ecatepec en 2016 selon

“Ce sont des filles pauvres, métisses, personne ne va venir les réclamer, ni réclamer justice. C’est le stade suprême du machisme” MANUEL AMADOR, DÉFENSEUR DES DROITS HUMAINS

les sources officielle­s. Il y a quelques jours, une des élèves de Manuel Amador s’est jetée dans ses bras en pleurant : “On vient d’essayer de m’enlever !” Le pédagogue ne s’en étonne malheureus­ement pas : “Ici, les histoires de féminicide­s sont toujours les mêmes : elle est sortie chercher du pain, elle est allée à la chapelle, elle est allée à l’école… et elle n’est amais revenue. A n’importe quel moment, une femme peut être enlevée, violée, torturée et tuée”, résume-t-il. Pour ce géant au coeur tendre, les raisons de cette hécatombe tiennent en un mot : l’impunité, dans un pays où le système judiciaire ne juge que 2 % des délits. “Le message pour les féminicide­s est sans équivoque : ils peuvent tuer sans être inquiétés. Ce sont des filles pauvres, métisses, personne ne va venir les réclamer, ni réclamer justice. C’est le stade suprême du machisme.”

Pour briser l’omerta, le collectif Las Morras a décidé il y a un an et demi de répondre directemen­t aux harceleurs qui les interpella­ient dans la rue. Marisol, Mireya et Melissa – les trois membres du groupe, qui ont entre 27 et 29 ans – en ont tiré une vidéo coup de poing qui totalise 1,5 million de vues sur YouTube. Mobilisées dans la lutte contre les féminicide­s, elles incarnent une nouvelle génération féministe bien décidée à ébranler les structures patriarcal­es. Quand nous les rencontron­s au pied de L’Ange de l’Indépendan­ce, une colonne qui surplombe le centre de México, en pleine ébullition à l’approche du “jour des morts”, leur critique des médias résonne étrangemen­t avec des débats que l’on peut avoir outre-Atlantique. “Il faut que la société civile se mobilise pour que chaque assassinat de femme soit qualifié de féminicide, et non plus de ‘crime passionnel’ comme c’est souvent le cas”, entame Melissa. Les réseaux sociaux constituen­t à cet égard des outils précieux, que les nouveaux mouvements féministes utilisent pour montrer aux yeux du monde les violences faites aux femmes, sans intermédia­tion. Les succès des hashtag #SiMeMatan, #NiUnaMas et #NiUnaMenos, qui prolongent les manifestat­ions de rue, en témoignent. C’est d’ailleurs au Mexique que le hashtag #Yotambien (traduction de #Metoo) a été le plus repris après l’affaire Weinstein. “Dénoncer, porter plainte, c’est tout ce qu’il nous reste, et personne ne peut nous en empêcher, car nous avons nos propres réseaux sociaux”, abonde Mireya, tout en étant consciente que ces outils sont encore l’apanage des classes moyennes.

Le terrain virtuel n’est pour autant pas déminé. Fédérée autour du hashtag #Feminazi (un mot-valise utilisé comme une insulte contre les féministes), une importante communauté machiste harcèle systématiq­uement les femmes qui osent remettre en cause l’ordre établi. La journalist­e free-lance Andrea Noel en a fait les frais. Après avoir posté sur Twitter la vidéo de l’agression sexuelle dont elle a été victime le 8 mars 2016 dans un quartier branché du DF, elle a reçu une avalanche d’insultes misogynes, ainsi que des menaces de mort directemen­t à son domicile. Suite à ce lynchage sur internet, elle est retournée vivre aux Etats-Unis, d’où elle est originaire. “Les étudiantes évoluent dans un environnem­ent où le mot ‘féminisme’ est désormais bien installé, mais en parallèle une atmosphère de haine antifémini­ste s’est générée, comme on ne l’avait jamais vue dans ce pays”, observe la sociologue Estela Serret.

L’année dernière, le professeur Marcelino Perelló a ainsi déclaré sur la radio de l’Unam que “s’il n’y a pas verge, il n’y a pas viol”, le journalist­e Sergio Zurita a affirmé que les droits des femmes “se terminent le jour où elles ont des enfants”, et le cardinal émérite de Guadalajar­a, Juan Sandoval Iñiguez, a sereinemen­t expliqué que les féminicide­s augmentaie­nt à cause de “l’imprudence des femmes”. A chaque fois, des milliers d’internaute­s les soutiennen­t sans vergogne, dénonçant le “politiquem­ent correct” et la “moraline” féministe. “C’est aussi ça qui tue les filles, cette incapacité à supporter que les femmes aient gagné un petit peu de liberté dans cette ville !”, s’étrangle Estela Serret.

Une grande bataille aux résonances universell­es s’engage donc au Mexique. Les candidats à la présidenti­elle 2018 s’en saisiront-ils ? Les féministes ne sont pas dupes, alors que l’Etat mexicain lui-même est accusé de torture sexuelle dans un dossier datant de 2006. Au moment de nous quitter, Araceli, la mère de Lesvy, plante sur nous son regard d’encre : “Je commence à comprendre que c’était ça la mission de ma fille : ouvrir des portes, faire du bruit. L’histoire nous regarde.”

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Le professeur Manuel Amador face aux élèves du lycée Francisco Villa d’Ecatepec, ville la plus pauvre du pays et la plus dangereuse pour les femmes. Son atelier vise à combattre la “terreur machiste”
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Mireya González, Marisol Armenta et Melissa Amezcua, du collectif féministe Las Morras

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