Secrets de famille
L’intrigue paraît inextricable: Yves Godard a disparu avec ses deux enfants en mer. Son épouse, que personne n’a vue depuis la fin août, est soit morte et enterrée quelque part, soit avec eux, bien vivante, naviguant sur les flots – bien que, selon son entourage, elle déteste la voile. Ou bien elle gît déjà par le fond... Les enquêteurs n’ont ni pourquoi ni comment, mais juste un immense point d’interrogation qui s’étire de Caen jusqu’au large de la Manche et tend à se perdre dans l’écume des jours. Plus le temps passe, plus on craint de perdre la trace du Dr Godard qui, les enquêteurs vont bientôt l’apprendre, n’est pas tout à fait un notable comme les autres. Il va falloir explorer le dédale de la vie familiale du médecin et faire vite, car, comme toujours dans pareille affaire, le passé explique souvent l’avenir, et celui d’Yves Godard est profondément lié à son père, avec qui il entretient des rapports tendus et complexes.
Très rapidement, les gendarmes identifient une dispute qui survient peu après qu’Henri Godard, un pédopsychiatre à la retraite, a décidé un jour de vendre sa maison pour partir faire le tour du monde en bateau avec son épouse, Yvette. Après six mois en mer, il avoue finalement la vérité à celle-ci : depuis des années, il entretient une maîtresse, la femme d’un diplomate et la mère d’un de ses patients, qu’il loge dans un appartement à Dinan, et il souhaite refaire sa vie avec elle. Il se remarie, se brouille avec ses enfants, dont Yves, qu’il ne voit plus qu’occasionnellement après la naissance de Camille et Marius. Même à Noël, le père et le fils ne se croisent que quelques instants, le plus souvent dans un café autour d’un verre. Le temps pour Henri d’offrir un cadeau à ses petits-enfants.
Acteur et volage. Yves entretient un rapport ambigu à ce père, dur, droit, dans lequel il ne se reconnaît pas toujours mais qui l’a initié à la médecine et à la voile, une passion qu’il partage ensuite avec sa première épouse Régine, la mère de ses deux premiers fils – et dont il reconnaîtra également l'enfant, né d’une précédente union. D’après Régine, qui accepte de témoigner à la gendarmerie – avant de ne plus répondre aux appels, excédée par les multiples fuites dans la presse –, Yves Godard change du tout au tout en apprenant la double vie d’Henri. Selon elle, le choc psychologique est immense. Son mari devient volage, se tourne de plus en plus vers les médecines alternatives, commence le théâtre. On le voit en 1990 à l’affiche d’une pièce de Fassbinder au titre tristement prémonitoire : Non-assistance à personne en danger.
Un an plus tard, il rejoint la compagnie Le Clair Obscur, où il restera jusqu’en 1993: « Nous l’avons
« Le moindre bleu constaté sur un
enfant pris en charge par le Secours
populaire le mettait dans des états
pas possibles », affirme un témoin.
quasiment casté alors qu’il jouait avec une autre troupe, se souvient un de ses partenaires de scène. Il est resté trois ans avec nous. Un vrai charmeur, taiseux, ténébreux, maîtrisant ses mots. Lors des répétitions, il arrivait presque toujours en retard, il n’avait rien préparé mais il jouait juste. Il aimait jouer un rôle en se dégageant du réel.» Yves adore la pièce qu’ils répètent, Liberté à Brême, du même Fassbinder. C’est l’histoire de Mme Gottfried, une veuve qui fut décapitée publiquement le 21 avril 1831 après avoir empoisonné à l’arsenic 15 personnes de son entourage. « Yves jouait le mari, moi l’amant. Dans la pièce, il meurt. Il avait été pris en photo sur son lit de mort. Après la (vraie) disparition d’Yves, tous les acteurs et membres de la troupe ont détruit les photos, car les gendarmes voulaient les saisir et Paris Match les acheter. »
Premiers démêlés avec la police. Comme son père, Yves s’éloigne des deux fils qu’il a eus avec Régine lorsqu’il fait la connaissance de Marie-France, sa nouvelle compagne. C’est également à cette époque qu’il connaît quelques démêlés avec la police, qui n’iront toutefois jamais jusqu’à la condamnation. Mais les archives gardent trace de deux événements embarrassants. On le soupçonne, à Fresney-le-Puceux, dans le Calvados, où il vit avec Marie-France dans un vieux château avant de s’installer à Tilly, d’avoir mis le feu à du matériel agricole à la suite d’une altercation avec un paysan. Puis en 1996, deux adolescentes relèvent l’immatriculation de son fourgon, rue Basse, à Caen, où il a son cabinet médical, et font une main courante au commissariat. Elles assurent avoir vu un homme à l’intérieur du véhicule qui exhibait son pénis. Impossible, cependant, de vérifier leurs dires – les deux jeunes filles n’ont pas laissé leurs coordonnées et ne se manifesteront plus jamais.
Mais ses plus gros soucis lui viennent de sa pratique médicale. Yves Godard adopte de plus en plus les médecines douces, la sophrologie, l’astrologie. Selon des témoignages, il lui arrive de rendre visite à des patients atteints d’une maladie incurable accompagné de Jeanne, une copine voyante ; laquelle, pendant que le docteur remplit l’ordonnancier, tire les cartes et brûle des herbes odorantes. Le conseil de l’ordre des médecins du Calvados goûte peu la mascarade et le poursuit de sa vindicte à partir de 1984 au moins. Cette année-là, alors qu’Yves Godard est tout juste diplômé, l’instance disciplinaire lui reproche un article de presse paru dans Le Bonhomme libre, dans lequel il laisse penser qu’on peut soigner les sciatiques grâce à l’acupuncture. « Il n’est pas dans notre esprit d’empêcher qui que ce soit de donner des interviews au sujet de tel ou tel traitement “miracle” mais l’interviewé doit rester anonyme, a fortiori ne pas produire des photos à caractère publicitaire », lui rappelle-t-on.
Fréquemment dans le collimateur, Godard s’ouvre de ses difficultés à ses collègues, jugeant particulièrement injustes ces « attaques » et « abus de pouvoir ». Il leur adresse des missives dans lesquelles il leur demande leur soutien. Mais rien n’y fait : en 1990, il est condamné à Caen pour exercice illégal de la pharmacie à 2 500 francs d’amende. Godard, qui comparaît aux côtés de petits escrocs de casino, apparaît si nonchalant que le président du tribunal lui demande de « retirer les mains de ses poches »... Auprès de ses patients, néanmoins, le médecin a plutôt bonne réputation. Il est très investi dans sa mission.
«Je reviens la semaine prochaine». « Les convenances n’étaient pas son fort, admet le Dr JeanPierre M., qui procédait avec Godard aux visites médicales d'enfants placés en famille d’accueil. Mais, la veille de son départ en bateau, il était présent pour ces examens. Il est parti en nous disant : “Je reviens la semaine prochaine.” » La compagne de Jean-Pierre,
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Ses plus gros soucis lui viennent
de sa pratique médicale. Le docteur
adopte de plus en plus les médecines
douces, la sophrologie, l’astrologie.
Michèle, ancienne directrice du Secours ■ populaire de Basse-Normandie, s’est quant à elle forgé son opinion : «Il n’est pas possible qu’il ait tué ses enfants. Le moindre bleu constaté sur un enfant pris en charge par le Secours populaire le mettait dans des états pas possibles. Il devenait hors de lui. »
Yves Godard a également un gros contentieux avec ses caisses de retraite et d’assurancemaladie. Pendant des années, les dettes s’empilent, les commandements de payer aussi, au point qu’il immatricule ses deux voitures au nom de ses enfants pour éviter les saisies. Le Dr Godard conteste les recouvrements devant les tribunaux et est condamné à rembourser en 1999 les 4 000 euros de cotisations qu’il doit à la Caisse d’allocations familiales, puis les 19 000 euros dont il est redevable à sa caisse de retraite. Les gendarmes calculent son endettement: en 1998, il s’élèverait à environ 300 000 euros.
Même si « ce n’était pas l’euphorie financière », assure un juge d’instruction qui a eu à connaître le dossier, la somme est certes conséquente pour la plupart des Français mais pas insurmontable à rembourser pour un médecin qui n’a pas, sur le papier, de charges professionnelles lourdes et peut donc emprunter à long terme auprès d’une banque. Les enquêteurs soupçonnent donc Godard, qui aime se faire payer en liquide, de financer une vie cachée. D’autant qu’ils découvrent qu’il a reçu une somme rondelette de son père et qu’il a aussi emprunté de l’argent à plusieurs de ses patients.
Des rendez-vous imaginaires. Les gendarmes découvrent surtout qu’Yves Godard prépare vraisemblablement son départ depuis des mois. En juillet, deux mois avant sa disparition, il a même effectué un aller-retour à Paris pour obtenir un carnet de vaccination international, alors même qu’il pouvait évidemment en obtenir un facilement près de chez lui. Au coeur de l’été, le Dr Godard a aussi réservé en toute discrétion son voilier à Saint-Malo alors que d’autres ports, plus près de son domicile, lui offraient les mêmes prestations.
Yves Godard a continué à vivre comme si de rien n’était, prenant des rendez-vous du 1er au 5 septembre alors qu’il se savait absent. Voulait-il dissimuler le périple à Marie-France, qui accomplissait pour lui quelques tâches de secrétariat et consultait à ce titre son agenda ? C’est probable. Le document affiche une semaine pleine. Le Dr Godard y inscrit au crayon des patients qui n’ont pas rendezvous et d’autres dont le patronyme est purement imaginaire. Il prendra le soin, enfin, avant de prendre la tangente, d’effacer toutes les mentions de son agenda, lesquelles seront finalement reconstituées par les gendarmes. Une tentative un peu vaine de gommer ses ultimes mensonges, de laisser derrière lui ce qui le rattachait à sa petite routine, sa vie rythmée par le cabinet, son quotidien de médecin de ville
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En 1990, Yves Godard est à l’affiche
d’une pièce de Fassbinder au titre
tristement prémonitoire : Nonassistance à personne en danger.