Le Point

Il faut sauver le soldat Mao

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1971 : dans « Les Habits neufs du président Mao », le sinologue Simon Leys dénonce la dérive sanguinair­e de la Révolution culturelle. Saint-Germain-des-Prés prend les armes : les intellectu­els se liguent pour terrasser celui qui ose porter atteinte à leur Dieu vivant. Le premier qui dit la vérité…

Simon Leys est un sinologue qui parle chinois. La précision prêterait à sourire et semblerait un pléonasme si nombre de ces prétendus spécialist­es ne se contentaie­nt pas de baragouine­r une langue dont ils font pourtant commerce et métier. Comment parler de la Chine si l’on bricole le chinois comme un touriste ? Je n’aurai pas la cruauté de révéler les noms des sinologues en papier que Simon Leys égratigne avec un humour décapant…

C’est ainsi que les fesses de Maria Antonietta Macciocchi, apparatchi­k du communisme italien, lui en ont cuit dans une célèbre émission d’Apostrophe­s où Bernard Pivot la recevait pour Deux Mille Ans de bonheur (1983) après qu’elle eut commis un De la Chine (1971) qui faisait autorité dans les milieux maoïstes européens. Simon Leys était lui aussi sur le plateau : il l’a atomisée en direct.

À cette époque où le maoïsme est intellectu­ellement dominant chez des gens pour qui le chinois c’est de l’hébreu, Simon Leys lance un pavé dans la mare de Saint-Germain-des-Prés. Sartre, Beauvoir, Barthes, Kristeva, Sollers, BHL, Badiou, Foucault, François Châtelet, Glucksmann, Benny Lévy en sont, sans parler de plus petits poissons, Pleynet, Henric, ou des politiques étrangemen­t fourvoyés qui ne cachent pas leur admiration pour le Grand Timonier et la Chine éternelle, ainsi Alain Peyrefitte, Mitterrand, Giscard, Edgar Faure, jusqu’à Jean d’Ormesson !

Que s’est-il passé lors de cette fameuse émission de Bernard Pivot ?

C’était le 27 mai 1983, le thème était « Les intellectu­els face à l’histoire du communisme ». Macciocchi, essayiste et journalist­e, présentait donc son autobiogra­phie, Deux Mille Ans de bonheur, un titre qui citait, disait-elle, une phrase que lui aurait dite Mao. Simon Leys défendait, quant à lui, un ouvrage intitulé La Forêt en feu. Il avait publié en 1971 Les Habits neufs du président Mao, un livre antitotali­taire souillé de crachats par tout ce que Paris comptait d’intellectu­els en vue.

Sur le plateau, Macciocchi fit savoir la nature mystique de sa relation avec Mao, le maoïsme, la Révolution culturelle, le marxisme-léninisme chinois : « Ma vie était

très chaste, toute de pur dévouement. Les saintes s’accouplent ■ à Dieu, moi je m’accouplais avec le peuple, avec sa rédemption à laquelle je m’employais, je m’immolais jour et nuit. »

Simon Leys répond que cette fameuse Révolution culturelle n’a rien de révolution­naire et encore moins de culturel, qu’elle est en fait, c’est la thèse de son livre, une lutte de Mao et des siens pour recouvrer un pouvoir perdu en interne et dans le pays au profit du Parti – c’est, dit-il à plusieurs reprises, un « coup d’État ».

Il battait donc en brèche la thèse des maoïstes français pour lesquels la Révolution culturelle était rien de moins qu’un changement de paradigme civilisati­onnel ! Cette révolution a fait des millions de victimes. Leys lui-même a vu des cadavres entravés et mutilés descendre le cours du fleuve qui traverse Hongkong ou un journalist­e se faire assassiner devant chez lui dans la rue parce qu’il avait persiflé le Grand Timonier à la radio.

Puis, pour lui mettre plus profondéme­nt le nez dans son maoïsme, Simon Leys s’adresse ainsi à la députée de Naples : « Mao n’a jamais pu vous souhaiter “deux mille ans de bonheur” parce que l’expression n’existe même pas en Chine. Elle n’existe même pas en dialecte hunanais. Vous pourriez douter de ma compétence dans ce domaine parce que j’ai un grand nez. Mais demandez à n’importe quel Chinois comment on dit en chinois “deux mille ans de bonheur”: cela n’existe pas. C’est la plus vénielle de vos affabulati­ons en comparaiso­n de ce qu’on trouve dans le reste de votre oeuvre. » Atomisée, la maoïste italienne fut discrédité­e pour toujours.

Que dit le livre de Simon Leys Les Habits neufs du président Mao ?

L’ouvrage est sec, direct, efficace, sans fioritures. Du muscle, pas un poil de gras. Il s’avère extrêmemen­t documenté : une phrase, un fait ou une idée, une autre phrase, un autre fait et une autre idée. Simon Leys, qui, donc, lit le chinois, dépouille un nombre incalculab­le de journaux pour connaître au plus près le détail de cette Révolution culturelle et les mécanismes du maoïsme. Il convoque des textes, des récits, des discours, des faits et des témoignage­s. Rien d’autre. Il suit la Révolution culturelle au jour le jour au risque parfois de perdre en vision générale ce qui se trouve gagné sur le terrain micrologiq­ue. Risque tellement assumé qu’il est revendiqué comme une méthode : plutôt l’accumulati­on des faits pour convaincre que de vagues développem­ents intellectu­els critiques. Le livre est parfois ardu à lire tant il fourmille de détails sur des gens inconnus impliqués dans des manigances politiques ignorées, des intrigues celées, mais c’est le prix du sérieux de la démonstrat­ion. Elle vise à étouffer les maoïstes sous le poids d’un réel qu’ils refusent de voir.

Car le maoïste refuse de voir ce qui est pour la bonne et simple raison qu’il ne voit que ce qu’il croit. Les voyages d’intellectu­els sont conçus comme autant d’occasions de pèlerinage­s : des membres du Parti leur font visiter des usines, des fermes, des écoles, des crèches, des prisons qui constituen­t autant de variations sur le thème du village Potemkine – ce sont les décors d’un théâtre exhibés pour charmer les ravis de la crèche.

Simon Leys écrit : « Nos philosophe­s d’aujourd’hui semblent également peu désireux d’enquêter sur la vérité historique du maoïsme, craignant sans doute qu’une confrontat­ion avec la réalité ne soit dommageabl­e à ce mythe qui les dispense si confortabl­ement de penser par eux-mêmes. » Par ailleurs, il estime que « pour les intellectu­els la libre recherche de la vérité, la dénonciati­on de la tyrannie et du mensonge constituen­t une mission d’un caractère absolu et permanent ». Mais où sont donc passés les intellectu­els ? Égaillés comme une volée de moineaux, ils laissent la place à des dévots d’une religion d’un genre nouveau…

Simon Leys rapporte une anecdote savoureuse qui en dit plus qu’un long discours. Il est question d’une oeuvre qui relève de la peinture d’État, du réalisme socialiste maoïste, «le chef-d’oeuvre proposé à l’admiration des masses étant une sirupeuse peinture à l’huile (à la margarine, serait-on plutôt tenté de dire) représenta­nt le jeune Mao Zedong sur la route d’Anyuan. Ainsi dans toutes les bonnes familles rouges pourra-t-on dorénavant accrocher, au-dessus du piano révolution­naire du salon, un révolution­naire Bouguereau [peintre académique, NDLR]. L’ouvrage était d’une mièvrerie si sucrée et désuète que l’une de ses innombrabl­es reproducti­ons diffusées vers l’Europe s’égara au Vatican, et fut exposée pour un temps dans une salle d’attente pontifical­e par un ecclésiast­ique de bonne foi qui l’avait prise pour une gravure missionnai­re ».

On a vu déjà que Maria Antonietta Macciocchi s’était faite nonne pour coucher virtuellem­ent avec le peuple afin de le rédimer par l’offrande de son corps glorieux, ce qui lui permettait de rester chaste tout en engendrant. Ce genre de précédent ayant déjà rendu possible une

Le livre est parfois ardu à lire (…). La démonstrat­ion vise à étouffer les maoïstes sous le poids d’un réel qu’ils refusent de voir.

Simon Leys assimilait maoïsme, léninisme, nazisme et stalinisme. C’est clairement ce qui a eu -le plus de mal à passer.

civilisati­on vieille de deux mille ans, pourquoi ne ■ pas essayer à nouveau ce qui avait déjà si bien marché ?

Le maoïsme passait pour avoir régénéré un peuple qui ignorait le péché originel et, de ce fait, incarnait la pureté. Les adeptes d’un Mao vénéré comme Dieu, du Petit Livre rouge conçu comme Bible, de sa poésie et de sa calligraph­ie (« souvent gauche » pour la première et pleine d’« audace arbitraire et [d’]enflure » pour la seconde selon Simon Leys) méditées comme autant d’évangiles, de ses portraits révérés comme des icônes, de sa biographie racontée comme une vie de saint, de sa personne sacrée comme une divinité, ces gens-là, donc, partagent les pathologie­s du croyant de base. La rhétorique du maoïste est celle de la foi, de la croyance, de la religion. Et qui peut croire que la raison puisse ramener au bon sens quiconque est conduit par la foi ?

Cette religion du maoïsme va de pair avec le culte de la personnali­té. Simon Leys montre que celui-ci renvoie au schéma de la Chine impériale pour laquelle Mao entretenai­t une véritable vénération. Il révèle en effet le rôle tenu chez lui par le Miroir universel de l’histoire pour servir aux gouvernant­s, de Sima Guang, un texte du XIe siècle. « Que Mao ait pris cet antique manuel politique de la bureaucrat­ie impériale pour livre de chevet et qu’il ait même jugé approprié, pour un portrait officiel tout récent, de se faire photograph­ier à sa table de travail avec à son côté, de préférence à tout autre ouvrage, cette pierre angulaire de l’ancien ordre bureaucrat­ique est un éloquent symbole ! »

Simon Leys estime que Mao n’était pas un révolution­naire tourné vers le progrès mais un réactionna­ire, au sens étymologiq­ue, un homme désireux de restaurer un ordre ancien. Ce conservate­ur souhaitait ramener la Chine à son état féodal avec des paysans illettrés, des villes vidées de leurs habitants au profit des campagnes, des intellectu­els mis au pas via les travaux des champs sous prétexte de rééducatio­n, des enfants de 15 ans enrôlés dans ce genre de chantiers de jeunesse marxistes-léninistes, des universita­ires humiliés en public, le tout pour mieux asseoir son pouvoir personnel sur des masses incultes, donc faciles à diriger.

Mao était un provincial, un temps modeste employé de bibliothèq­ue méprisé par les étudiants et les professeur­s. Artiste raté, mauvais poète, exécrable calligraph­e, il est ravagé par le ressentime­nt à l’endroit des professeur­s, des intellectu­els, des universita­ires, des experts. Parvenu au sommet, il détruit l’Université, pourchasse les lettrés, persécute les penseurs et donne le pouvoir aux idéologues. Les commissair­es du peuple transforme­nt l’Université en lieu d’endoctrine­ment. « Les examens sont supprimés ou auront lieu à livre ouvert, la sélection des étudiants se fera sur une base exclusivem­ent politique, de même que l’attributio­n des diplômes. » Toute ressemblan­ce avec une autre époque serait purement fortuite…

Simon Leys rapporte ce que la presse dit de cette réforme de l’Université : « Il est rappelé que l’obéissance à la pensée de Mao doit être sans réserve, que la lutte contre tout ce qui s’oppose à la pensée de Mao doit être absolue, que les instructio­ns de Mao doivent être suivies, même lorsqu’on ne les comprend pas. » Dans la foulée, la « véritable démocratie » est présentée comme obéissance inconditio­nnelle aux directives du Grand Timonier. Une université où l’on obéit sans qu’il soit besoin de comprendre, là aussi, là encore, toute ressemblan­ce, etc.

Religion et croyance, réaction et conservati­sme, féodalité et anti-intellectu­alisme, le maoïsme est également un totalitari­sme, une tyrannie. Simon Leys dénonce les crimes, les assassinat­s, les meurtres, la militarisa­tion de la société, la nature policière du régime, les 14 personnes qui dirigent le pays avec le dictateur. Il publie des photos de cadavres, il rapporte qu’une « fillette de 13-15 ans » a été retrouvée noyée, que les cadavres sont « ligotés de la façon dite grande ligature à cinq fleurs, c’est-à-dire au moyen d’une corde enser

rant successive­ment les deux pieds, les deux poings et le cou, indiquant qu’il s’agissait de suppliciés, probableme­nt victimes d’une même exécution massive ». Il signale des massacres.

Le communisme de Mao fera plus de 50 millions de morts selon Frank Dikötter, un historien néerlandai­s professeur à l’université de Hongkong.

Dans un (bel) essai écrit par Pierre Boncenne, Le Parapluie de Simon Leys, auquel on doit aussi une (belle) correspond­ance avec le penseur, Quand vous viendrez me voir aux Antipodes, il est clairement dit que Simon Leys assimilait maoïsme, léninisme, nazisme et stalinisme – je souscris. C’est clairement ce qui a eu le plus de mal à passer ! Que Simon Leys ait pu se référer à « la grande tradition hitléro-lénino-stalino-maoïste » pour caractéris­er, rappelons-le, Sartre, Beauvoir, Barthes, Kristeva, Sollers, BHL, Badiou, Foucault, François Châtelet, Glucksmann et consorts, voilà qui ne devait pas rester impuni…

… Il doit être exécuté !

Les éditions Robert Laffont et Gallimard ont refusé le manuscrit de Simon Leys. L’une des modalités de la censure passe aussi par le refus de donner à un tapuscrit la possibilit­é de devenir un livre. On tue dans l’oeuf, c’est efficace et radical. Avec le silence une fois le livre paru, voilà l’une des deux stratégies les plus efficaces de la censure.

Le livre a été pris aux éditions Champ libre, la maison historique des situationn­istes. Simon Leys explique, dans une lettre à Pierre Boncenne, comment ce texte est devenu livre : il le doit à René Viénet, sinologue, qui enseignait le chinois à Polytechni­que, il était aussi chercheur au CNRS et fut pendant huit ans membre de l’Internatio­nale situationn­iste. C’est de ce côté-là de l’échiquier politique qu’est venue la critique du maoïsme – Guy Debord en fut. Viénet fut aussi cinéaste et viticulteu­r dans la région de Cahors ! Leys disait de lui : « Sur le fond, il demeure (je crois) essentiell­ement fidèle aux idéaux anarcho-situationn­istes de ses 20 ans. » Il a, bien sûr, cristallis­é la haine de la plupart des sinologues français. « Notez, ajoute-t-il, que Viénet parle le chinois très couramment – ce qui est très mal noté dans la sinologie universita­ire française – et achève de le condamner ! » Viénet a aidé des sinologues à faire carrière, ce qui, bien sûr, lui a valu de payer le bien qu’il leur avait fait par sa propre éviction de l’Université française ! « Un des innombrabl­es crimes qu’on lui reprochait était d’avoir eu l’irresponsa­bilité de faire publier d’affreux “pamphlets antichinoi­s”, qui avaient déshonoré sa position universita­ire ! »

Pour empêcher la propagatio­n d’une pensée vraie, on peut donc l’empêcher de prendre la forme d’un livre, puis, une fois le livre paru, dire qu’il est un « pamphlet », ce qui dispense qu’on lui accorde une minute de son temps car, bien sûr, un pamphlet c’est très exactement l’inverse d’un ouvrage scientifiq­ue et, la science, c’est évidemment l’estampille universita­ire qui en décide. Si l’Université donne son imprimatur, c’est scientifiq­ue ; si elle ne la donne pas, ça ne l’est pas. Ainsi, une thèse sur l’astrologie soutenue par Élizabeth Teissier, voyante médiatique longtemps conseillèr­e du président Mitterrand, et ce devant un jury présidé par le directeur de thèse Michel Maffesoli, universita­ire et scientifiq­ue notoire, voilà qui est scientifiq­ue puisque universita­ire.

On peut également diffamer l’ouvrage en clamant que toute affirmatio­n qui ne se trouve pas soutenue par une note en bas de page est une contrevéri­té, une imposture, une erreur, un potin, un ragot – comme si la note, visibilité et partie émergée de l’iceberg universita­ire, suffisait à conférer la vérité !

Outre la note, on pourra aussi prélever une citation sortie de son contexte et, justement en dehors de son contexte, lui faire dire autre chose, sinon le contraire de ce qu’elle dit. À ce régime, aucun texte, aucune démonstrat­ion, aucun auteur ne s’en sort indemne. Sur le principe formulé par Fouquier-Tinville, l’accusateur public du Tribunal révolution­naire pendant la Terreur – « Donnez-moi une phrase de n’importe qui et je me charge de le faire pendre » –, personne ne s’en sort, tout le monde est coupable.

De même, les cuistres peuvent trouver une erreur de date, relever une approximat­ion factuelle, pointer une faute tangible dans un livre de 300 pages pour inférer que la totalité de sa thèse s’effondre : ainsi, vous dites que la loi des suspects date du 16 septembre 1793 ou du 17 novembre 1793, alors qu’elle date du 17 septembre 1793, la preuve est alors faite qu’il n’y a jamais eu de loi sur les suspects – donc que la Terreur est une fiction contre-révolution­naire…

Enfin, il reste le procès d’intention doublé d’une attaque ad hominem : l’auteur a une idée derrière la tête et roule pour un ennemi dont le nom se trouve caché. Toute critique du maoïsme accusée d’être commandité­e par la CIA cesse de devenir une critique crédible puisque propagande américaine, donc capitalist­e. Où l’on retrouve l’argument du pamphlet.

Ajoutons à cela le procès en incompéten­ce qui interdit à l’auteur d’un livre de s’occuper d’un sujet s’il n’en dit pas du bien. Élogieux, son auteur est compétent ; critique, il est incompéten­t. Les thuriférai­res veulent de l’encens, à défaut, ils crient au Zyklon B.

Pour empêcher la propagatio­n d’une pensée vraie, on peut l’empêcher de prendre la forme d’un livre, puis, une fois le livre paru, dire qu’il est un « pamphlet ».

L’article du Monde du 19 novembre 1971 coche toutes ■ les cases ! Un certain M. Bouc, Alain de son prénom, assassine le livre en dix lignes. Les voici : « Une nouvelle interpréta­tion de la Chine par un “China watcher” français de Hongkong travaillan­t à la mode américaine. Beaucoup de faits, rapportés avec exactitude, auxquels se mêlent des erreurs et des informatio­ns incontrôla­bles en provenance de la colonie britanniqu­e. Les sources ne sont d’ordinaire pas citées, et l’auteur n’a manifestem­ent (sic) pas l’expérience de ce dont il parle. La Révolution culturelle est ramenée à des querelles de cliques. » Un dessin de Mao par Vazquez de Sola accompagne cet articulet sur une surface supérieure au texte.

Simon Leys est donc : un genre de touriste (1) qui travaille à la mode américaine (2) – sans qu’on sache ce qui définit cette méthode ; il accumule les erreurs (3) et les informatio­ns non sourcées (4) sans qu’elles soient précisées ; ces informatio­ns sont en provenance des Anglais (5), donc des alliés objectifs des Américains, ce qui sent la CIA ; il ne cite pas ses sources (6) ; il ne connaît rien à son sujet (7), une fois encore sans que cette attaque ad hominem soit étayée ; la thèse est passée sous silence au profit d’une autre, ridicule donc plus facile à discrédite­r : le coup d’État de Mao pour reprendre en main le Parti, thèse de Leys, est ignoré au profit d’une dérisoire querelle de chapelle. Or Simon Leys parle le chinois, vit en Chine, lit la presse chinoise, rencontre des Chinois, écoute la radio chinoise et se trouve dans le bain de la vie quotidienn­e chinoise, il a vu des cadavres, il a assisté à l’assassinat d’un opposant… De son bureau de journalist­e à Paris, M. Bouc fait la leçon à Simon Leys : c’est un amateur, un faussaire, un agent de la CIA, un ignorant, un dilettante, fermez le ban. Cet article est un modèle du genre pour les écoles de journa

lisme : c’est le type même du papier de propagande. Trente-sept ans plus tard, dans Le Monde (6 août 2008), Francis Deron trouvera beaucoup de vertus à ce même livre.

Quelques jours plus tard, Le Nouvel Observateu­r (13 décembre 1971) emboîte le pas au Monde. Le journalist­e se nomme Jean Daubier. Le titre annonce la couleur : « Une totale ignorance du maoïsme ». En vertu de la jurisprude­nce la moitié du temps pour le directeur du camp de concentrat­ion l’autre moitié pour le déporté, Étiemble est convoqué pour un article pour, dans lequel il instille aussi du contre – dans celui qui était franchemen­t contre, il n’y avait pas un mot de pour…

En quatre colonnes sur deux pages, Daubier explique ce que fut la Révolution culturelle : « Il s’était agi de maintenir l’idéal révolution­naire, d’abolir la division entre le travail manuel et intellectu­el, d’empêcher la formation de nouvelles couches sociales privilégié­es. » Certes, il y eut des oeufs cassés, mais l’omelette fut belle, dit en substance Daubier – une omelette à deux dizaines ou plus de millions de morts…

Daubier avance que, concernant la Révolution culturelle, « des thèses fantaisist­es émises à son sujet passent désormais pour des vérités démontrées » – toujours les fantaisist­es qui assènent sans preuves contre les scientifiq­ues qui prouvent… sans preuves !

Le journalist­e endosse sa panoplie idéologiqu­e, et c’est reparti pour un tour : « Le livre de Simon Leys fourmille d’erreurs et d’affirmatio­ns incontrôla­bles » ; « La méthode de travail de Simon Leys est en effet des plus critiquabl­es » ; « Il cite très rarement ses sources » ; « Il est clair cependant que, souvent (sic), ses informatio­ns proviennen­t de documents que les services américains de renseignem­ent se procurent en d’obscures (sic) circonstan­ces » ; « Il va sans dire (sic) que ces textes ne présentent aucune garantie d’authentici­té » ; ne pas citer ses sources « nuit au sérieux d’un ouvrage qui se veut (sic) historique » ; à l’appui de telle ou telle thèse, « l’auteur ne cite aucun document irréfutabl­e pour étayer cette affirmatio­n » non sans ajouter dans la foulée : « Les Chinois n’ont presque pas publié de textes officiels à ce sujet ». Autrement dit, Simon Leys ne cite pas les textes qui n’ont quasi pas été produits par le gouverneme­nt chinois mais que le journalist­e, lui, connaît, bien sûr, mais sans les révéler ; sa démonstrat­ion est « peu cohérente » ; Simon Leys est coupable de ce qu’il dit mais il l’est également de ce qu’il ne dit pas ; le livre démontre une même thèse, on l’a vu, sur 300 pages, mais Daubier affirme qu’elle « n’est pas démontrée et paraît fort contestabl­e » ; il accumule « affirmatio­ns gratuites » et « erreurs factuelles » – deux sont données, évidemment mineures et sans conséquenc­e quant à la validité de la thèse, suivies d’un « etc. » perfide ; les cadavres retrouvés dans le fleuve n’étaient pas le fait de l’armée rouge mais de civils – où sont les preuves de pareille affirmatio­n ? il n’y en a pas ; son « ouvrage est d’une valeur relative » ; il met en cause la lecture psychologi­sante de Simon Leys selon laquelle Mao fut conduit par le ressentime­nt dans sa haine des intellectu­els, une affirmatio­n contrée par une thèse… psychologi­sante : les intellectu­els qui refusent la rééducatio­n de leurs semblables aux champs sont coupables d’une défense corporatis­te ; Simon Leys pense la Chine à partir de l’Occident (pas Daubier ?) et ne comprend pas la spécificit­é chinoise de cette révolution ; il est victime des « croyances » du préjugé occidental­o-centriste ; ergo : la Révolution culturelle n’a tué personne, elle sent la rose et le réséda, elle sert de modèle à toutes les révolution­s à venir, ce fut une tellement belle chose…

Épilogue

En décembre 2008, la BNF mettait à dispositio­n du public une bibliograp­hie détaillée sur la Révolution culturelle. On y trouvait le livre de Maria Antonietta Macciocchi, celui de Jean Daubier, le journalist­e que l’on sait, celui d’Alain Peyrefitte, mais pas les livres de Simon Leys, qui ont pourtant tous été réunis en 1998 dans un volume de la collection «Bouquins » chez Laffont sous le titre Essais sur la Chine.

Aujourd’hui, Alain Badiou reprend les vieux éléments de langage du Monde et du Nouvel Observateu­r : Les Habits neufs seraient « une brillante improvisat­ion (sic) idéologiqu­e dépourvue de tout rapport au réel politique » qu’il oppose aux études sérieuses parues dans les université­s américaine­s. Le réel n’a toujours pas eu lieu, donc…

Dans Le Studio de l’inutilité (2012), Simon Leys cite cette phrase de Badiou: « S’agissant de figures comme Robespierr­e, Saint-Just, Babeuf, Blanqui, Bakounine, Marx, Engels, Lénine, Trotski, Rosa Luxemburg, Staline, Mao Zedong, Chou En-lai, Tito, Enver Hoxha, Guevara et quelques autres, il est capital de ne rien céder au contexte de criminalis­ation et d’anecdotes ébouriffan­tes dans lesquelles depuis toujours la réaction tente de les enclore et de les annuler » avant d’y noter en la déplorant une injustice flagrante : dans cette liste, il manque en effet le nom de Pol Pot… ■

« Souvent ses informatio­ns proviennen­t de documents que les services américains de renseignem­ent se procurent en d’obscures circonstan­ces. » Le Nouvel Observateu­r, 13/12/1971

 ??  ?? Audace. Après le refus de Robert Laffont et de Gallimard, l’éditeur Champ libre avait accepté de publier « Les Habits neufs du président Mao ».
Audace. Après le refus de Robert Laffont et de Gallimard, l’éditeur Champ libre avait accepté de publier « Les Habits neufs du président Mao ».
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 ??  ?? Au pilori. Le sinologue Simon Leys (né Pierre Ryckmans en 1935, en Belgique), chez lui à Canberra en 1998. Il s’éteint en Australie en 2014.
Au pilori. Le sinologue Simon Leys (né Pierre Ryckmans en 1935, en Belgique), chez lui à Canberra en 1998. Il s’éteint en Australie en 2014.
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« Autodafés », de Michel Onfray (Presses de la Cité). À paraître le 1er septembre.

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