Le Point

Mon meilleur ennemi, épisode 1, par Gaspard Koenig – Graeber, le libéral qui s’ignore

Chaque semaine, un intellectu­el fait l’éloge d’un autre, qui ne pense pas comme lui. Le philosophe libéral Gaspard Koenig raconte comment il a été séduit par l’anthropolo­gue anarchiste David Graeber.

- PAR GASPARD KOENIG

Je regrette de n’avoir pas participé aux rassemblem­ents de Nuit debout. J’aurais pu y croiser David Graeber, aux cheveux éternellem­ent sales et à l’air de vieil étudiant révolté. Professeur d’anthropolo­gie controvers­é à Yale puis à la London School of Economics, Graeber était avant tout un activiste anar. Né à New York de parents ouvriers actifs dans les mouvements syndicaux et révolution­naires, il compta parmi les figures d’Occupy Wall Street et ne perdait jamais une occasion de prôner la destructio­n du capitalism­e. Dans les agoras de Nuit debout, j’ignore si j’aurais osé contester ses théories. J’aurais eu trop peur qu’il me convainque. Car en le lisant dans le détail, raisonneme­nt par raisonneme­nt, concept par concept, je ne parviens pas à lui donner tort. Surtout, je ne peux m’empêcher d’admirer l’originalit­é et la vivacité de sa pensée, qui entremêle habilement expérience personnell­e, références académique­s et considérat­ions politiques. Une puissante critique de notre modernité, que même ses thuriférai­res les plus pinkériens [Steven Pinker est un chercheur en psychologi­e connu pour sa défense du progrès humain, NDLR] ne peuvent ignorer.

J’ai d’abord pris du bout des doigts, à l’époque où j’écrivais La Nuit de la faillite, sa somme sur l’histoire de la dette. Un gauchiste qui plaide pour l’annulation mondiale des dettes, pour un « jubilé » dans la tradition biblique, allons, ce n’est pas sérieux. Tous les candidats aux élections ne nous expliquent-ils pas que cette dette, « il faudra que nos enfants la paient », avant de la laisser filer invariable­ment une fois au pouvoir ? Mais, au fait, se demande Graeber, en s’appuyant sur la philosophi­e classique comme sur la recherche en anthropolo­gie, la dette n’est-elle pas une perversion de notre humanité ?

C’est alors que Graeber pose l’hypothèse d’un « communisme de tous les jours », une forme de don sans aucune contrepart­ie, aussi trivial que de donner une cigarette à un passant ou d’indiquer un chemin à un randonneur. Ce don premier n’appelle ni contre-don ni même remercieme­nt. Il préexiste au contrat social fantasmé par les penseurs des Lumières et forme l’étoffe de nos communauté­s.

Tout en ruminant mes objections sur les vertus économique­s et sociales du système de crédit, je dus abandonner mes prévenance­s après ce tour de force, et me précipiter sur chaque nouvelle publicatio­n de Graeber. J’ai souri à la descriptio­n des « bullshit jobs ». Puis j’ai pleuré à son constat clinique sur la « bureaucrat­isation totale », où l’individu est pris dans un réseau de règles claustroph­obiques, aussi bien issues des décrets gouverneme­ntaux que des injonction­s des entreprise­s privées. Bien sûr, les deux sont liés : les processus sans âme produisent des emplois sans significat­ion.

Graeber déplore que la gauche ne se donne pas les moyens intellectu­els de penser l’inflation normative que son désir de protection a provoquée. Quant à moi, je me désole que les libéraux ne se donnent pas les moyens intellectu­els de penser les limites du marché, alors que de nos jours la liberté est tout autant menacée par les algorithme­s des Gafa que par les décrets des ministères.

Suis-je devenu anar ? Un peu, sans doute. Mais ne serait-ce pas plutôt Graeber qui dissimule un libéral qui s’ignore ? À la fin de Bullshit Jobs, il prend soin de différenci­er le néolibéral­isme, producteur d’hyperrégul­ation, du libéralism­e classique d’Adam Smith, un auteur dont il cite régulièrem­ent la Théorie des sentiments moraux. Dans un monde véritablem­ent concurrent­iel, hasarde-t-il, peut-être n’y aurait-il plus de place pour les administra­teurs, les conseiller­s en stratégie et les chief happiness officers ?

Face à l’emprise bureaucrat­ique, Graeber ne pouvait s’empêcher d’évoquer les Barbares. Faut-il que les black blocs succèdent aux Huns pour mettre fin à l’obsession centralisa­trice, à la dictature du formulaire ? C’est là que nos chemins divergent. Je crois encore à la réforme démocratiq­ue.

Comment Graeber pouvait-il disparaîtr­e sinon par surprise, à Venise ? Avec lui se sont envolées de précieuses pensées. À moins que, conforméme­nt à l’idéal d’autogestio­n solidaire qui était le sien, elles ne s’incarnent vite dans de nouveaux intellectu­els, qui auront la lourde tâche de réconcilie­r un jour anarchisme et libéralism­e

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