André Kaspi : « Le projet démocratique ne réunit plus les Américains »
Le coup de force populiste au Capitole confirme les fractures du pays après quatre ans de présidence Trump. Analyse par un spécialiste émérite de l’histoire américaine.
«Sur le trône (…), était assis un prolétaire à barbe noire, la chemise entrouverte, l’air hilare et stupide comme un magot. (…) Quel mythe, dit Hussonnet, voilà le peuple souverain. » Les scènes de saccage du Capitole ont rappelé ces pages étourdissantes d’ironie d’un Flaubert décrivant, dans L’Éducation sentimentale, l’invasion des Tuileries en 1848 par une «canaille s’affublant de dentelles et de cachemires » et des galériens enfonçant « leurs bras dans les couches des princesses ». On pensait les États-Unis à l’abri de scènes que la France a connues, elle, en nombre, au fil des siècles. Qu’est-il arrivé au phare de la démocratie libérale?
Le spécialiste de l’histoire américaine André Kaspi nous livre quelques pistes de réflexion.
Le Point: Les États-Unis ont-ils déjà connu un pareil épisode d’éruption populiste qui s’en prend à un tel emblème institutionnel?
André Kaspi: La seule fois où la foule a envahi un lieu central du pouvoir, la Maison-Blanche, c’était en 1829 pour manifester sa joie et son soutien au président élu, Andrew Jackson. Il avait été écarté de la présidence quatre ans auparavant, à la suite d’obscures intrigues. Même durant la décennie la plus violente de ce pays, les années 1960, quand les manifestants ont organisé des émeutes dans les rues, que ce soit pour protester contre la ségrégation des Noirs ou la guerre au Vietnam, ils ne s’en sont pas pris directement à ces emblèmes. Le Capitole a été visé en tant que tel, mais c’était dans le cadre d’attentats isolés, pour protester contre la politique américaine à Porto Rico (1954), au Laos (1971), à Grenade (1990) ou au Moyen-Orient (le détournement par Al-Qaïda du vol 93 de United Airlines, le 11 septembre 2001). La seule destruction véritable dont a fait l’objet le Capitole, en même temps du reste que la Maison-Blanche, a été commise par les troupes anglaises, lorsqu’elles ont envahi, en 1814, le territoire américain et brûlé les deux bâtiments.
Assiste-t-on à la crise ultime du modèle démocratique américain?
Considérons d’abord les chiffres. En 2016, Trump l’avait emporté avec 63 millions de voix, soit 3 millions de moins que Hillary Clinton. En 2020, il obtient 74 millions de suffrages. Il est battu par Biden, qui a recueilli 81 millions de voix, mais dans les États clés l’écart est minime. Il y a donc, plus que jamais, deux Amériques qui s’affrontent.
À cette fracture politique de la société s’ajoute une fracture inédite à l’intérieur de chaque camp. Qu’y a-t-il de commun chez les démocrates entre les journalistes du New York Times, du Washington Post, les universitaires des campus, des membres de la Chambre des représentants comme Alexandria OcasioCortez et les soutiens populaires de Biden ? Qu’y a-t-il de commun entre des républicains bon teint, partisans de la loi et de l’ordre, et les trumpistes persuadés que les élections ont été truquées et que les trucages remettent en question la démocratie ?
Pourquoi cette aggravation de la fragmentation?
Elle tient à la montée du populisme, qui met en doute le bon fonctionnement des institutions, mais aussi à l’essor de mouvements tels que Black Lives Matter, qui dénoncent le système social. 2020 aura marqué le télescopage entre ces deux remises en question. De part et d’autre, on croit de moins en moins à la sincérité des institutions démocratiques, qui
« Dès que vous remettez en question les valeurs de la société, vous affaiblissez les valeurs de la démocratie. »
auraient été contaminées. Le projet démocratique ne réunit plus l’ensemble des Américains. Rappelons que les électeurs trumpistes, pour un bon tiers d’entre eux, sont convaincus que les élections ont été faussées, malgré les verdicts de tous les tribunaux, y compris celui de la Cour suprême.
Plus qu’une crise politique, n’est-ce pas plutôt une crise identitaire et sociétale?
En effet, on voit bien que, pour les trumpistes, ce qui a pourri la démocratie, c’est l’émergence de cultures fondées sur la race, le sexe, la woke culture, la cancel culture, qui demandent aux Noirs, aux femmes, aux homosexuels d’être « éveillés », c’est-à-dire d’occuper le devant de la scène. Un bouleversement des valeurs qui menace toute la société. On méconnaît aussi la centralité du débat, pour l’instant mis en sourdine, autour de l’avortement, un droit reconnu par la Cour suprême en 1973, mais qui est déjà fortement contesté. Dès que vous remettez en question les valeurs de la société, vous affaiblissez considérablement les valeurs de la démocratie. Les deux sont liées. Prenons quelques exemples : depuis peu, le New York Times écrit « Black » avec une majuscule et « white » avec une minuscule. Par ailleurs, Nancy Pelosi, la présidente démocrate de la Chambre des représentants, a instauré pour celle-ci un nouveau vocabulaire bannissant l’usage du « lui » ou du « elle », plus quelques autres termes, afin d’effacer les distinctions entre les sexes. Deux changements parmi d’autres qui bouleversent les repères d’une société.
Comment expliquer que les États-Unis soient allés si loin sur ce chemin?
On pourrait parler d’un retard de l’Histoire rattrapé. Il y a soixante ans, les minorités étaient négligées, méprisées, oubliées. Puis, au fil du temps, ces minorités, noire, féministe, sont devenues capitales. De leur défense on est passé à leur supériorité. D’après les contestataires, la société américaine n’est pas arrivée au bout de ce qu’elle défend – le droit à l’égalité – et de la contestation entamée dans les années 1960. Que devient la majorité ? Elle n’arrive pas à admettre ce basculement, d’autant plus qu’il a lieu dans un contexte démographique inquiétant. Selon le dernier recensement de 2020, d’ici à quarante ans, la majorité des Américains ne sera plus blanche. À ce titre, l’avenir de l’Amérique, ce n’est pas Joe Biden mais sa vice-présidente multiraciale, Kamala Harris, fille d’un Jamaïcain et d’une Indienne, mariée à un juif.
Qu’attendre de Joe Biden ?
On n’en sait rien. Son programme s’est limité à affirmer : « Je me protège mieux que Trump contre le Covid et Trump est insupportable. » C’est un peu mince. Ce brave homme n’a pas de plan global et percutant. Va-t-il faire aussi bien en politique étrangère que Trump, qui a résisté à la Chine et imposé la reconnaissance d’Israël par trois États du Golfe, puis par le Maroc, le Soudan et bientôt l’Arabie saoudite ? Va-t-il choisir entre le repli et la restauration de la grandeur américaine ? Va-t-il réduire le chômage, relancer les affaires, comme Trump y était parvenu avant le Covid ? Ce sont les défis qu’il doit affronter, alors qu’il sera soumis à de multiples pressions contradictoires au sein de son parti.
La suppression du compte Twitter de Trump est-elle la énième intrusion des grands groupes privés dans la politique américaine?
Depuis le XIXe siècle, le capital financier s’est toujours immiscé dans une vie politique grande consommatrice de contributions, notamment pour les élections présidentielles. Mais est-ce le rôle des réseaux sociaux de décider qui peut disposer de cet outil ? On sait pourquoi Twitter a agi : pour échapper, comme les autres membres des Gafam, aux sanctions des démocrates. On remarque que cette suppression ne fait qu’alimenter l’idée d’une coalition anti-Trump.
La pandémie peut-elle avoir miné la confiance dans la vie démocratique ?
Elle y contribue. Sur ce point, Trump porte l’entière responsabilité. Pourquoi a-t-il sous-estimé le péril ? Le résultat, c’est un chiffre impressionnant: aujourd’hui, 375 000 morts. Mais on ne peut pas dire qu’il a été chanceux. Il a poussé à fond pour la mise au point la plus rapide d’un vaccin et voilà que Pfizer annonce y être parvenu au lendemain de l’élection. Drôle de hasard, n’est-ce pas ? ■
« 2020 aura marqué le télescopage entre le populisme et Black Lives Matter. »