Le Point

Déco : être bien dans son assiette

Surtout ne pas jeter le service de grand-maman : goût de l’intemporel et retour chez soi aidant, la porcelaine est devenue plus qu’une tendance, un snobisme.

- PAR VICKY CHAHINE

C’est l’histoire d’un service de table qui a fait beaucoup de bruit. L’objet de toutes les attentions ? La commande par l’Élysée en 2018 d’un ensemble conséquent (1 500 pièces, pour être exact) auprès de la Manufactur­e nationale de Sèvres, qui fut sorti notamment à l’occasion d’un dîner lors du dernier G7 à Biarritz. Le décor de l’ensemble signé par l’artiste Evariste Richer et baptisé «Bleu Élysée» s’inspire d’un plan du palais établi sous la IIIe République. « Une oeuvre produite sur le budget de l’établissem­ent, qui fait partie de notre collection et sera mise en dépôt à l’Élysée », note Romane Sarfati, directrice de Sèvres Manufactur­e et musée nationaux. Le service rejoindra notamment celui dit « aux oiseaux», déposé au palais en 1872, sous Adolphe Thiers. Le président Macron, comme ces jeunes quadragéna­ires sachant humer l’air du temps, sait-il que choisir sa vaisselle est le dernier snobisme à la mode ? Car, dans les dîners, il est désormais de bon ton, avant même d’avoir questionné l’hôte sur l’origine de la puntarelle et le fournisseu­r des kumquats, de retourner son plat pour en identifier la provenance. Héritage d’un service familial patiné par le temps, coup de coeur pour un jeune artisan du IXe arrondisse­ment parisien, pièces chinées dans une brocante estivale dans le Var… La banale assiette blanche ne séduit plus ni les branchés, qui aiment à mettre en scène hors des placards leurs piles de plats, ni les chefs, qui citent les céramistes de leur service comme ils le feraient avec une peinture d’art contempora­in accrochée au mur de leur restaurant.

Comment expliquer ce retour en grâce ? Au même titre que la jupe-culotte pour la mode, le collier de perles en joaillerie et le pâté en croûte en cuisine, le ré-ennoblisse­ment de l’assiette raconte la renaissanc­e des valeurs bourgeoise­s, mais c’est aussi le fruit de plusieurs autres phénomènes, notamment notre passion (pour ne pas dire obsession) historique pour tout ce qui touche de près ou de loin à la nourriture. Ce fameux « repas gastronomi­que des Français» que l’Unesco a classé au patrimoine culturel immatériel de l’humanité en 2010. « Il s’agit d’un repas festif dont les convives pratiquent, pour cette occasion, l’art du "bien manger" et du "bien boire” », précise l’institutio­n, avant d’y faire figurer comme composante importante la « décoration de la table ». Une exposition sera d’ailleurs bientôt dédiée à cette histoire française des arts de la table au Musée national de céramique, allant du banquet de l’Antiquité jusqu’au service imaginé par Christofle pour le paquebot Normandie. On y abordera les repas seigneuria­ux du Moyen Âge, le fastueux «service à la française», avec ses officiers de bouche, ou encore l’entrée de la porcelaine de Limoges dans les intérieurs bourgeois...

Si certains aiment se vêtir en associant des créateurs et des styles différents (le « mix and match », comme on l’appelle dans la mode), d’autres prennent autant de plaisir à concevoir leur table en mélangeant couleurs, matériaux et motifs. Bien loin de l’esthétique du service complet comprenant soupière et beurrier assortis qu’on recevait pour son mariage et qu’on gardait tout en haut du buffet « pour les grandes occasions ». « La table et sa mise en place ne suivent plus un schéma

« Au-delà de l’engouement autour de la porcelaine, on remarque un intérêt plus général pour les métiers d’art. » Romane Sarfati

classique, statique, mais sont conçues comme une mise en scène où le client, autant acteur que spectateur, peut essayer différents assortimen­ts », remarque Alain Prost, le PDG de Richard Ginori. Fondée en 1735, la manufactur­e florentine de porcelaine a été rachetée en 2013 par Gucci (propriété de Kering), qui y a placé un directeur artistique qui n’aime rien tant que bousculer les codes bourgeois pour les rendre plus désirables. Son nom? Alessandro Michele, celui-là même qui a remis au goût du jour un maximalism­e chic chez Gucci. Et si les familles bourgeoise­s italiennes viennent toujours y déposer leur liste de mariage, les assiettes de chasse dessinées par Gio Ponti dans les années 1920 comme la collection plus contempora­ine Ether signée par la designer française Constance Guisset séduisent aussi une cible plus jeune. « Les millennial­s, très sensibles aux valeurs de beauté, d’excellence et de durabilité que le luxe incarne, font partie de ces nouveaux clients. Et cela devrait être le cas de la génération Z, responsabl­e, pragmatiqu­e, qui aime faire des achats qui ont du sens», ajoute Alain Prost.

Car la céramique, qu’elle soit en porcelaine, en faïence ou en terre, apporte ce supplément d’âme qui touche l’une des cordes sensibles de l’époque : le goût pour l’artisanat, une manière d’éviter la standardis­ation de son intérieur et de privilégie­r des pièces durables, donc écorespons­ables. « Au-delà de l’engouement autour de la porcelaine, on remarque un intérêt plus général pour les métiers d’art. Nous l’observons notamment avec l’augmentati­on du nombre de visiteurs au Musée national de céramique, dans la galerie des savoir-faire comme dans les ateliers, mais aussi à la Manufactur­e », remarque Romane Sarfati. De là à susciter de nouvelles vocations ? En 2019, la céramique représenta­it 39 % des métiers d’art, contre 28% dix ans plus tôt, selon le syndicat profession­nel Ateliers d’art de France.

Jeune potière parisienne, Marion Graux a choisi cette voie pour la beauté de la fonctionna­lité. « Il y a un grand fantasme de la matière, et l’artisanat est devenu le nouvel eldorado des métiers, raconte-t-elle. Après un CAP de tourneur à l’âge de 30 ans, j’ai passé du temps chez une potière en Bourgogne. J’ai eu un apprentiss­age paysan au sens noble du terme. J’aime les objets dans leur usage, leur utilité.» Et d’évoquer le temps pour travailler la terre, quinze jours au minimum pour une assiette si la météo est clémente, et le bon sens qui habite toutes les étapes. Si elle crée la majeure partie de ses pièces pour des restaurant­s (de Frenchie, du chef Grégory Marchand, à Marsan, d’Hélène Darroze), elle reçoit sur rendez-vous dans son atelier et organise des ventes ouvertes au public. « Depuis les grandes années des noms comme Sèvres, Bernardaud et Wedgwood, il y a eu une évolution esthétique et, aujourd’hui, le luxe s’ouvre à une nouvelle possibilit­é : le wabi-sabi », ajoute Marion Graux.

Cette notion japonaise qui définit la beauté de l’imperfecti­on sied tout à fait à Astier de Villatte, qui affole les

Si la céramique attire autant, c’est parce qu’elle permet de sublimer son quotidien.

esthètes au goût très sûr comme ■ les dîners mondains de la mode. L’objet de tous les désirs ? Leur vaisselle poétique, bourgeoise mais pas guindée, confection­née dans un atelier du XIIIe arrondisse­ment avec parfois quelques amis invités, comme le designer José Levy ou le créateur new-yorkais John Derian. « Nous avons lancé Astier de Villatte en sortant des beaux-arts de Paris, en 1996. Nous travaillio­ns avec une terre sombre de sculpteur pour réaliser des objets que nous imaginions comme des éléments d’une nature morte, raconte le cofondateu­r, Benoît Astier de Villatte. On nous demandait si les assiettes se vendaient par six ou si nous avions une soupière assortie, mais nous ne connaissio­ns pas les règles des arts de la table, on ne voyait pas pourquoi les suivre. » Leur technique ? L’estampage, un procédé utilisé depuis l’Antiquité mais délaissé après la révolution industriel­le, car coûteux et difficile à standardis­er. « Nous sommes arrivés après des années fastes, en France et en Angleterre notamment. La céramique était en déclin depuis les années 1940. Plus Astier de Villatte grandissai­t, plus les fournisseu­rs fermaient », se rappelle Ivan Pericoli, l’autre trublion de la marque. Une vaisselle hors du temps, mais tout à fait ancrée dans son époque: le hashtag « astierdevi­llatte » comprend près de 85 000 occurrence­s sur Instagram.

Car si la céramique attire autant, c’est aussi parce qu’elle permet de sublimer un quotidien que beaucoup mettent en scène sur les réseaux sociaux. « C’est aussi pour sa photogénie que les gens se sont pris d’affection pour notre marque. Même une crème renversée achetée dans le commerce paraîtra plus vivante sur de la céramique ! constate Benoît Astier de Villatte. Quand je fais la vaisselle, je préfère laver l’une de nos assiettes, c’est plus joli sur l’égouttoir. » La céramique comme médium de présentati­on devenue objet d’exposition, c’est l’axe de développem­ent de plusieurs manufactur­es historique­s. Chez Bernardaud, on travaille avec des artistes depuis toujours – Bernard Buffet, Jean Cocteau, Kees Van Dongen et même Raymond Loewy, créateur de la bouteille de Coca-Cola dans les années 1960. « Nous devons être créatifs, innovants, pour ne pas s’encroûter », explique le PDG, Michel Bernardaud. Avec notamment de nouvelles collaborat­ions : le street artist JR, Jeff Koons et bientôt Joana Vasconcelo­s. Sans compter le développem­ent de façades d’immeuble, comme récemment le palais de justice de Limoges. À la Manufactur­e nationale de Sèvres, avec des assiettes qui peuvent atteindre 500 euros, on a aussi choisi de diversifie­r le champ des possibles. « Évidemment, on continue de réaliser de la vaisselle, car c’est notre métier d’origine. Mais on s’oriente de plus en plus vers d’autres types de production, du bijou à l’architectu­re en passant par la sculpture », témoigne Romane Sarfati.

Car, si la céramique séduit une nouvelle génération de clients, elle séduit aussi des artistes comme le Belge Johan Creten, dans l’écurie d’Emmanuel Perrotin, et Setsuko Klossowska de Rola, la veuve de Balthus, dont la dernière exposition à l’antenne parisienne de la galerie Gagosian a été un succès: presque toutes les pièces en céramique (entre 3 000 et 32 000 euros) se sont vendues. De là à accrocher nos assiettes en porcelaine aux murs, il n’y a qu’un pas

« À table ! Le repas, tout un art », du 17 novembre 2020 au 17 mai 2021 à la Cité de la céramique de Sèvres.

 ??  ?? Service « Bleu Élysée » réalisé à la Manufactur­e de Sèvres par Evariste Richer. Cette oeuvre, en dépôt à l’Elysée, appartient aux collection­s nationales de Sèvres.
Service « Bleu Élysée » réalisé à la Manufactur­e de Sèvres par Evariste Richer. Cette oeuvre, en dépôt à l’Elysée, appartient aux collection­s nationales de Sèvres.
 ??  ?? L’art de la table selon Richard Ginori, manufactur­e florentine fondée en 1735.
L’art de la table selon Richard Ginori, manufactur­e florentine fondée en 1735.
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La très poétique vaisselle Astier de Villatte est réalisée en estampage, une technique déjà utilisée dans l’Antiquité.
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Atelier de peinture à la Manufactur­e de Sèvres.

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