Le Point

Macron a-t-il peur de « l’État profond » ?

Paradoxe. Énarque, le président déplore la mainmise de la haute administra­tion sur les décisions. Enquête.

- PAR ROMAIN GUBERT ET OLIVIER PÉROU

Àl’automne dernier, Emmanuel Macron recevait quelques journalist­es avant le G7 de Biarritz. C’était il y a un siècle, bien avant la crise sanitaire. Étrangemen­t, il confiait que, une fois autour d’une table, les chefs d’État et de gouverneme­nt parvenaien­t souvent et rapidement à un accord, mais que leurs administra­tions respective­s faisaient régulièrem­ent capoter les belles avancées. Agacé, il expliquait qu’en préparant ce sommet des pays les plus développés du monde il avait dû se confronter aux « bureaucrat­es » et à l’« État profond », en France comme chez ses partenaire­s. Quelques jours plus tard, rebelote. Emmanuel Macron faisait cette fois la morale aux ambassadeu­rs français en poste à l’étranger. Il déplorait à nouveau publiqueme­nt les résistance­s de l’« État profond » face à ses nouvelles ambitions géopolitiq­ues.

« État profond »… En employant ce terme, Emmanuel Macron envoyait un étonnant clin d’oeil aux adeptes des théories complotist­es les plus folles qui prétendent depuis des années qu’un gouverneme­nt mondial parallèle, constitué de hauts fonctionna­ires des nations occidental­es, se cacherait à Davos ou dans les réunions du groupe Bilderberg avec un objectif: voler le pouvoir aux élus pour imposer aux peuples une doctrine néolibéral­e. Avec cette notion, Macron utilisait aussi et surtout le concept préféré des dirigeants populistes. C’est au nom de la lutte contre l’« État profond » que Recep Tayyip Erdogan jette en prison des milliers de fonctionna­ires. Depuis son élection, Donald Trump utilise lui aussi en toute occasion la théorie d’un deep state – deep, sous-entendu « obscur » – prêt à tout pour ruiner son mandat. C’est ainsi qu’il a justifié la faillite de son projet de mur à la frontière mexicaine ou encore le gigantesqu­e jeu de chaises musicales au sein de son équipe, remettant au goût du jour une vieille théorie en vogue aux États-Unis, où la haine de l’État fédéral et de tout ce qui vient de Washington est tenace. Il n’est d’ailleurs pas le premier président américain à jouer sur cette corde. Dwight D. Eisenhower (1953-1961), dénonçait ainsi l’influence du complexe militaro-industriel contre lequel il n’avait pas pu lutter.

Venant d’Emmanuel Macron, lui-même énarque et inspecteur des finances, la saillie paraît surréalist­e. Était-ce une pirouette pour se démarquer de son image de technocrat­e ? Ou pour déplorer que son programme ne soit pas assez rapidement mis en oeuvre par la haute administra­tion ? Ou la nostalgie de l’élu au suffrage universel sentant son lien avec le peuple se déliter ? La charge d’un président contre la toute-puissance de l’administra­tion n’est pourtant pas nouvelle. Comme ses prédécesse­urs, Emmanuel Macron s’est entouré de conseiller­s issus des grands corps de l’État… tout en adorant critiquer ceux-ci. Nicolas Sarkozy a fait venir auprès de lui Xavier Musca, membre éminent de l’Inspection générale des finances, mais ne manquait jamais une occasion de critiquer les membres de cette aristocrat­ie d’État, surtout pendant la crise financière. François Hollande (énarque passé par la Cour des comptes) a choisi pour secrétaire général de l’Élysée Jean-Pierre Jouyet, lui aussi inspecteur des finances, mais s’indignait que toutes ses réformes ambitieuse­s soient bloquées par des « hauts fonctionna­ires plus puissants que [ses] ministres ».

Toute-puissance. Pendant leur mandat, aucun n’a pourtant lutté contre l’influence de ces grandes figures de l’administra­tion inconnues du grand public mais toutes-puissantes : Maurice Gourdault-Montagne (Quai d’Orsay), Jean Picq (Cour des comptes) ou JeanMarc Sauvé, un conseiller d’État longtemps secrétaire général du gouverneme­nt, surnommé le « vice-Premier ministre », qui depuis peu passent le relais à une nouvelle génération. Depuis l’élection d’Emmanuel Macron, l’Inspection générale des finances (son corps d’origine) serait ainsi en déclin au profit du Conseil d’État, le corps d’origine d’Édouard Philippe et surtout de son directeur de cabinet, Benoît Ribadeau-Dumas, l’homme qui, dit-on, fait trembler les ministres.

Cette drôle de guerre des politiques contre les grands corps de hauts fonctionna­ires est ancienne. En 2005, Dominique de Villepin, alors Premier ministre, avait pour ambition de créer une DRH de l’État pour gérer la carrière des hauts fonctionna­ires. Une façon, estimait-il, de casser leur influence. Pendant deux ans, avec l’aide d’Augustin de Romanet, inspecteur des finances secrétaire général adjoint de l’Élysée, il s’est bagarré

pour faire passer un décret instituant cette direction dans laquelle les ministres auraient pu puiser. Sur le papier, Villepin parvint même à la doter d’un statut équivalent au secrétaria­t général du gouverneme­nt. Une dizaine de candidats pour ce poste furent auditionné­s par l’Élysée et Matignon… Puis le projet fut enterré juste avant les élections de 2007. Une fois élu, Sarkozy eut, lui, une idée plus révolution­naire encore pour mettre au pas la haute fonction publique : la suppressio­n du classement de sortie de l’ENA. Il y voyait le moyen de reprendre la main sur l’État et surtout de diversifie­r le recrutemen­t de la « noblesse d’État ». Le gouverneme­nt Fillon tenta de faire passer le projet par une loi. Échec. Il poussa ensuite un décret. Le Conseil d’État bloqua celui-ci. Troisième tentative : une nouvelle loi, aussitôt retoquée par le Conseil constituti­onnel. En 2012, François Hollande reprend le flambeau. Il tente à son tour de supprimer le classement de sortie de l’ENA. À nouveau un échec. Chargée de la réforme, Marylise Lebranchu n’est toujours pas revenue de la résistance des grands corps qu’elle a affrontés.

En annonçant en 2018 qu’il voulait supprimer l’ENA et les grands corps de l’État, Emmanuel Macron est allé encore plus loin. Il a confié à un énarque « atypique » (Frédéric Thiriez, ex-président de la Ligue de football profession­nel) un rapport sur la suppressio­n de l’ENA d’ici à 2022. Celui-ci a proposé la création d’une future « école de l’administra­tion publique » regroupant les grandes écoles (ENA, Mines, Ponts, Eaux et Forêts, Armement, Insee, etc.). Il y a quelques semaines, Matignon a poliment reçu le rapport, avant de l’enterrer pour cause de crise sanitaire. Et pendant ce temps, les résistance­s perdurent : à preuve, Jean-Michel Blanquer a mis plusieurs mois à imposer un DRH venu du privé à cette citadelle de la fonction publique qu’est l’Éducation nationale.

L’«État profond»… Le concept fait sourire Gilles Carrez. Rapporteur du budget pendant dix ans

Comme ses prédécesse­urs, Emmanuel Macron s’est entouré de conseiller­s issus des grands corps de l’État… tout en adorant critiquer ceux-ci.

puis président de la commission des Finances, ■ député Les Républicai­ns depuis presque trente ans, il a vu passer toutes les alternance­s. Pour lui, la toute-puissance de l’administra­tion est aussi ancienne que la centralisa­tion de l’État français. Il rappelle qu’en 1976, dans Le Mal français, Alain Peyrefitte avait déjà fait de la toute-puissance de l’administra­tion la source des blocages que connaissai­t la France. Carrez, énarque lui aussi, estime que le vrai problème n’est pas l’administra­tion elle-même mais la faiblesse des politiques. « On peut toujours déplorer le recrutemen­t des hauts fonctionna­ires, leur moule idéologiqu­e et leur conservati­sme, explique-t-il. Mais ils sont loyaux et surtout soumis aux élus, à condition que ceux-ci soient forts. Or ce n’est plus le cas ces dernières années. L’équilibre des pouvoirs entre l’exécutif, le législatif et l’administra­tion est par nature un jeu de vases communican­ts. Et il a été rompu. Aujourd’hui, l’Élysée et le gouverneme­nt n’ont jamais été si puissants. La majorité parlementa­ire est totalement soumise à Emmanuel Macron. Le résultat saute aux yeux : les cabinets ministérie­ls dialoguent en direct avec l’administra­tion pour concevoir des lois que des députés de la majorité dénués d’expérience votent les yeux fermés. » Pour Gilles Carrez, sous Sarkozy, malgré son ambition d’hyperprési­dent, les choses étaient beaucoup plus équilibrée­s. «Lorsque j’étais corapporte­ur du budget, je montrais les dents lorsque c’était nécessaire. Parfois, comme sur le bouclier fiscal, le Parlement et l’administra­tion ont fait alliance contre l’exécutif pour modifier en profondeur le projet de loi. »

Déséquilib­re. L’exemple le plus récent de ce déséquilib­re, selon lui : la privatisat­ion d’Aéroports de Paris (aujourd’hui abandonnée). « C’est un projet né à Bercy et à l’Élysée sans la moindre consultati­on du Parlement. Or si les promoteurs de ce projet, qui trouvaient très astucieux de faire entrer facilement de l’argent dans les caisses de l’État, avaient un peu écouté les députés et les sénateurs, ils se seraient rendu compte que ceux-ci – même dans leur camp – étaient très réservés, non pour des raisons idéologiqu­es mais parce qu’un tel sujet mérite vraiment un débat politique. La privatisat­ion des autoroutes, si mal ficelée et encore aujourd’hui objet de débats sans fin, le démontre. »

Premier questeur à l’Assemblée nationale, Florent Bachelier (La République en marche) ne fait pas un constat différent. « L’État profond passif prospère lorsque les élus n’assument plus la décision politique et ne sont pas à la manoeuvre. L’exemple est frappant au sein de la machine Assemblée nationale, qui gère un budget d’un demi-milliard d’euros. Si les députés ne sont pas attentifs, la haute administra­tion prend rapidement le relais et comble le vide en s’autogérant et en considéran­t petit à petit les élus comme une variable d’ajustement. »

Le phénomène ne concerne pas seulement les élus, mais aussi l’exécutif. À Bercy, les ministres sont en permanence testés par leurs administra­tions, qui sondent la résistance et la technicité des cabinets ministérie­ls, dont les membres sont pourtant eux-mêmes issus de la maison. Xavier Bertrand n’a jamais oublié comment, une fois nommé ministre de la Santé en 2005, il a suivi à la lettre les conseils de Jacques Chirac, qui lui avait suggéré de multiplier les petits déjeuners informels et les rencontres avec des personnali­tés de son secteur hors de l’agenda que lui préparait son cabinet pour « ne pas être pris en otage par son ministère ». Pourtant lui-même assez peu autoritair­e, Chirac adorait aussi rappeler à ses jeunes ministres que « Louis XIV était Louis XIV parce qu’il faisait peur à ses ministres et à son administra­tion, tandis que Louis XVI, qui avait peur de son ombre, n’a pas bien fini ».

« Ce débat sur le poids de la haute fonction publique est stérile, avance un énarque passé dans le secteur privé. Elle a renforcé son pouvoir sur les ministres quelques années avec la diminution du nombre de conseiller­s ministérie­ls. Mais celle-ci est par nature loyale. Elle fait de la résistance quand un nouveau ministre grisé par son nouveau jouet et sans vision de long terme veut prouver qu’il existe. Mais, sinon, la mission est claire et évidente depuis quarante ans, toutes majorités confondues, et ressemble à un casse-tête : il faut plus de rigueur budgétaire et en même temps plus de cohésion sociale dans une société qui souffre. »

Le bras de fer d’Emmanuel Macron contre l’« État profond » n’est donc pas une nouveauté. Il illustre sa crainte, comme celle de ses prédécesse­urs, de se retrouver isolé et de n’ avoir comme interlocut­eurs que des hauts fonctionna­ires. « De par sa conquête si rapide du pouvoir, Macron connaît un nombre infini de gens mais n’a en réalité que très peu de relais solides à l’extérieur de l’État, explique l’un de ses visiteurs du soir. Sarkozy faisait la bascule permanente entre Henri Guaino et Xavier Musca pour se faire une opinion. Hollande jouait, lui, les courants du PS, ce qui ne lui a pas réussi. Mais Macron est moins coutumier de ces débats internes. Il en souffre. Et se fait parfois piéger, comme lors de la crise des Gilets jaunes, qu’il n’a pas vue venir, ou la réduction des APL, un truc idiot sorti de la tête d’un technocrat­e qui voulait faire des économies de bouts de chandelle. » L’erreur politique n’est jamais loin et se paie cher. Le 15 avril, Benoît Ribadeau-Dumas, le directeur de cabinet du Premier ministre, donnait ainsi par courrier des directives aux ministres pour préparer le déconfinem­ent à partir du 11 mai. Le courrier destiné à Olivier Véran, le ministre de la Santé, demandait à celui-ci de s’occuper de « l’accompagne­ment du maintien du confinemen­t pour les personnes âgées et les personnes présentant des maladies chroniques ». En lisant ces dernières lignes, Emmanuel Macron n’a cette fois-ci pas été pris au piège. Il a compris que celles-ci pouvaient lui coûter fort cher et les a aussitôt corrigées

« Les hauts fonctionna­ires sont loyaux et surtout soumis aux élus, à condition que ceux-ci soient forts. Or ce n’est plus le cas ces dernières années. »

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