Le mythe de la « majorité silencieuse »
Les politiques prétendent parler en son nom. Généalogie d’un concept nébuleux.
Si la victoire de Donald Trump est celle de l’homme blanc, elle est surtout celle d’un trou noir : la majorité silencieuse. On ne s’étonnera pas que les thuriféraires français de cette nébuleuse opaque, insaisissable, qu’ils sont prompts à saisir, y aient vu un signe de bon augure. La majorité, n’en doutons plus, sortira bientôt de son silence, en leur faveur il s’entend. Nouveau Graal ? Système Coué ? Ils sont nombreux à invoquer ce fantasme comme un mant r a : Marine L e Pe n, Nic o l a s Sarkozy, qui brandit le terme depuis 2007, François Fillon ou bien Dominique de Villepin, qui y avait eu recours en 2006, lors de la crise du CPE, et qui tout récemment encore incitait le peuple à en finir avec son mutisme. Dans « Qu’est-ce que le populisme ? », l’essayiste Jan-Werner Müller voit dans cette « fiction de peuple » la marque même de la crise de la représentation et la référence commune à tous les populistes.
Il n’est donc pas inutile de se pencher sur la genèse de cette notion, érigée soudain en panacée, qui nous renvoie aux remous de Mai 68. « Jusqu’ici, le plus grand nombre des Français épris d’ordre, de liberté et de progrès, qui n’accepte ni l’arbitraire ni l’anarchie, est resté silencieux. S’il le faut, il doit être prêt à s’exprimer. » Cette déclaration, datée du 19 mai 1968, est signée Valéry Giscard d’Estaing. Elle marque, en pleine crise, le moment où les soutiens au régime gaulliste, contre une contestation ravalée à une simple minorité, sonnent la révolte, en appellent à ceux qui se sont tus en ce mois de mai, pris en otage par les étudiants et les ouvriers, pour qu’ils se remobilisent et retrouvent la parole. Ce seront la manifestation du 30 mai 1968 et le raz de marée législatif de juin. Aux Etats-Unis, en 1969, Nixon fera de même dans un célèbre discours où il demande le soutien de « la grande majorité silencieuse de mes compatriotes » , favorables à la guerre du Vietnam, et la notion, popularisée par son vice-président Spiro Agnew, a perduré jusqu’à Trump via Reagan. Mais, en France, elle signe l’apogée du gaullisme, héritier, selon l’analyse de René Rémond, d’un bonapartisme qui s’appuyait déjà sur le peuple contre des élites, dont 1968 marquera la défaite politique. Il n’est pas anodin que la majorité silencieuse surgisse au terme d’une décennie qui a généralisé le sondage, seul mode d’apparition, statistique, du peuple. Comme le soulignait Jean Baudrillard dans « A l’ombre des majorités silencieuses » (Utopie, 1978), « les masses ne s’expriment pas, on les sonde. Elles ne se réfléchissent pas, on les teste ». Ce recours ayant été porté sur les fonts baptismaux de l’esprit anti68, on ne s’étonnera pas que Le Pen et Sarkozy s’en réclament contre son pendant implicite, son refoulé plus ou moins refoulé, les « minorités agissantes ». Par là, ils entendent les grévistes jugés non représentatifs ou les manifestants, expression pourtant de ce peuple que dans le même temps ils portent aux nues.
Implosions. Tirons le fil de ces années 1970, car c’est au cours de cette décennie que le peuple se retire de la scène politique et sociale. Emerge la notion de mémoire populaire, collective. Pierre Nora élabore ses « Lieux de mémoire », qui font le deuil de ce peuple en lambeaux qui ne parle plus, qui n’est plus représenté. L’objet ayant disparu, on tente d’en écrire l’histoire. En 1978, Jean Baudrillard peut rédiger son ouvrage visionnaire. Le peuple actif a cédé le pas à la « masse » silencieuse. Dans ces masses sans attribut ni qualité, le sociologue voit l’implosion du social et du politique. Il y pointe aussi le paradoxe suivant : cette substance molle, visqueuse, flottante, indifférente, interdit qu’il soit parlé en son nom. Nul ne peut la représenter. Et pourtant, tout le monde essaie de la « déposséder de son indifférence » , de faire semblant de croire qu’elle peut être représentée. Mais le ver est dans le fruit. « Les masses ne veulent pas du sens, mais du spectacle. » La victoire des populistes montre que la récupération est possible. Et terminons sur cette intuition foudroyante de Baudrillard formulée en 1978 : « Il n’y a d’équivalent au courant aveugle, dénué de sens et hors représentation des masses que le courant aveugle, non représentatif et dénué de sens de l’acte terroriste. » Deux implosions, qui, aujourd’hui, nous rattrapent en effet de manière simultanée