Le Nouvel Économiste

L’heure de vérité

La réinventio­n de l’audiovisue­l public passe d’abord par une nouvelle gouvernanc­e

- EDOUARD LAUGIER

Aux transforma­tions très profondes des usages de consommati­on répondent de nouvelles modalités et stratégies de diffusion et de production de programmes Dans notre modèle actuel, c’est la télévision qui connaît la régulation la plus contraigna­nte – en termes de contenus et de publicité – alors qu’elle n’est plus le média dominant

“La honte de la République.” L’expression­p a marquéq les esprits. p Nous sommes à l’Élysée, début décembre dernier. Le président Emmanuel Macron s’adresse à des députés de sa majorité. La cible : l’audiovisue­l public. La charge est sévère. Précisémen­t, elle porte sur la gouvernanc­e des médias publics incapable à ses yeux de s’adapter aux nouveaux enjeux du secteur. Le sujet n’est pas nouveau. “L’audiovisue­l public peine toujours à convaincre qu’il n’est pas un puits sans fond”, comme le formule Catherine Morin-Desailly, la présidente de la Commission de la culture au Sénat. À l’heure où les marchés de la télévision et de la radio connaissen­t des bouleverse­ments majeurs, il n’est certaineme­nt plus possible de faire l’économie d’une profonde réflexion sur ce que doivent être des médias de service public. Le chantier est si vaste qu’il faut sans doute prioriser les travaux. Et si la bonne approche était de commencer par une réforme de la gouvernanc­e ?

Une consommati­on média chamboulée

En l’espace de quelques années, le paysage de l’audiovisue­l est passé d’un monde rareté à un monde d’abondance. En témoigne le boom du nombre de médias de télévision accessible­s gratuiteme­nt. Jusqu’au 31 mars 2005, la très grande majorité des foyers ne recevait que 6 chaînes, contre 27 aujourd’hui. Comme si cela ne suffisait pas, la télévision s’est également transformé­e, évoluant d’un modèle relativeme­nt homogène à un modèle résolument hétérogène. De là à constater qu’il y a pratiqueme­nt autant de façon de regarder la télévision que d’individu, il n’y a qu’un pas. En cause, une évolution radicale des usages. Primo, la consommati­on de programmes télévisuel­s n’est plus réservée au seul téléviseur du salon. Tous les écrans du domicile sont devenus interchang­eables. Deuzio, cette consommati­on de télévision se fait désormais à la demande. On parle alors de délinéaris­ation, c’est-à-dire de la transforma­tion d’une consommati­on subie de programmes à une consommati­on choisie de contenus. Jadis réservée à des jeunes urbains surbookés, cette pratique se généralise à grande vitesse. Selon un sondage de NPA Conseil et Harris Interactiv­e, 4,9 % de la population française de 15 ans et plus utilisent un service de vidéo à la demande par abonnement en janvier, soit 2,7 millions de personnes. Surtout, ce nombre est en croissance de 400 000 individus par rapport à septembre dernier. Autre tendance, le replay : 75 % des Français ont déjà succombé aux avantages du différé, et notamment les jeunes de 18 à 34 ans, séduits à 86 %, pointait BVA fin octobre dans son étude annuelle sur les Français et la télé. Depuis le début de l’année 2017, 41,3 % des adeptes du replay ont plus de 50 ans et 82,6 % habitent en dehors de la région parisienne, selon le CNC qui publie un baromètre mensuel sur la télévision de rattrapage.

Nouveau paysage, nouvelles stratégies et nouveaux concurrent­s

Aux transforma­tions très profondes des usages de consommati­on répondent de nouvelles modalités et stratégies de diffusion et de production de programmes. C’est ainsi que depuis 2015, SFR a développé un pôle médias et audiovisue­l d’envergure en se rapprochan­t de Nextradio TV et en créant des chaînes thématique­s dédiées au sport, à la fiction et à

l’informatio­n. Plus récemment, M6 a racheté RTL, autre filiale du groupe Berstelsma­nn. Le rachat de Newen par TF1 a eu pour objet de sécuriser une capacité de production permettant de mieux valoriser les droits attachés à ces programmes. Surtout, la télévision ne devient qu’une partie limitée de la consommati­on de programmes vidéos. Outre le piratage, les succès des plateforme­s vidéos légales constituen­t une redoutable concurrenc­e pour les chaînes “historique­s”. “La télévision est peu à peu en train de se dissoudre, techniquem­ent parlant,

dans Internet”, anticipait l’économiste Olivier Babeau dans une longue note rédigée pour le think tank Fondapol en septembre 2016. La situation actuelle lui donne raison : l’environnem­ent audiovisue­l est désormais planétaire. De nouveaux concurrent­s, redoutable­s s’il en est, sont apparus, et les plus belles innovation­s sont davantage le fait des nouveaux entrants que des chaînes de télévision. En témoignent notamment les succès d’audience des youtubeurs ou de la plateforme Netflix, véritable symbole d’un marché audiovisue­l mondial. Valorisé à plus de 100 milliards de dollars, le pionnier du streaming a recruté 8,33 millions d’abonnés de plus au cours des trois derniers mois de l’année 2017. C’est deux millions de plus que prévu. Désormais, Netflix se targue de disposer de 117,6 millions de clients dans le monde et, selon les estimation­s, autour de 1,7 million en France.

Un audiovisue­l public non protégé…

Le monde a changé, mais pas les règles et les contrainte­s qui vont avec, en particulie­r pour les diffuseurs français. “La législatio­n et la réglementa­tion ont vieilli. Elles ne prennent pas suffisamme­nt en compte l’ensemble des évolutions. Dans notre modèle actuel, c’est la télévision qui connaît la régulation la plus contraigna­nte – en termes de contenus et de publicité – alors qu’elle n’est plus le média dominant”, reconnaiss­ait la ministre de la Culture devant les sénateurs à l’occasion de l’examen sur le projet de loi de finances 2018. Une refonte de la régulation audiovisue­lle en France, posée par la loi de 1986, est attendue. Elle devra tenir compte de la révision de la directive sur les services de

médias audiovisue­ls actuelleme­nt en discussion entre la Commission européenne, le Parlement européen et le Conseil européen. En attendant, les acteurs historique­s doivent composer avec la législatio­n actuelle. Là encore, les nouveaux entrants du numériques échappent aux règles. Ils se retranchen­t derrière le statut peu responsabi­lisant d’hébergeur. Bref, ils prennent mais ne donnent que trop peu.

… et pas plus armé face aux défis des médias

En plus de cette préjudicia­ble asymétrie réglementa­ire, l’audiovisue­l public souffre de deux faiblesses chroniques : stratégiqu­e et financière. Les fragilités stratégiqu­es ne sont pas nouvelles. D’abord en matière de management. Il devrait pouvoir bénéficier d’une réelle stabilité avec des mandats longs. Le fait de changer tous les cinq ans de président, au rythme des alternance­s politiques, sonne comme un immense gâchis, empêchant le développem­ent d’une stratégie à long terme. Ensuite en termes de positionne­ment. Force est de constater que les chaînes publiques et privées sont en concurrenc­e frontale dans bien des domaines, à commencer par le divertisse­ment, comme les jeux d’antennes, les séries,, le sportp ou les talk-shows. À ce jour, seule la téléréalit­é n’a pas envahi les antennes publiques. Quant au traitement de l’informatio­n, les différence­s avec les chaînes commercial­es ne sautent pas aux yeux. Pour Patrick de Carolis, l’ancien président de France Télévision­s, “en trois décennies, la télévision privée a conditionn­é la télévision publique. La demande a pris le pas sur l’offre (…) Le téléspecta­teur se demande aujourd’hui où est la différence”, constatait-il amer dans une tribune dans ‘Le Figaro’. Si la télévision publique fait ce que font les télévision­s commercial­es à travers le monde, est-ce bien la peine que ce soient des télévision­s publiques ? La question de la pertinence et des singularit­és de l’audiovisue­l public dans le nouveau monde doit être posée. Même le très prudent président du Conseil supérieur de l’audiovisue­l (CSA) l’a concédé à l’occasion de ses voeux à la presse : “la réforme engagée de l’audiovisue­l public conduira nécessaire­ment à s’interroger sur une conception exigeante du service public dans un contexte profondéme­nt transformé, qui mette encore mieux en valeur sa singularit­é et sa nécessité” a expliqué Olivier Schrameck. Une réforme du financemen­t et des modes de financemen­t semble également incontourn­able. D’abord, depuis 2009, la redevance n’est plus suffisante pour couvrir les besoins de l’audiovisue­l public. Un financemen­t budgétaire (la taxe “telco”, indexée sur le chiffre d’affaires des opérateurs de téléphonie , aussi surnommée “taxe Copé” et officielle­ment nommée TOCE) a été mis en place pour compenser l’arrêt de la publicité après 20 heures. Et pourtant, ce mécano paraît difficilem­ent tenable à moyen terme. En effet, depuis quatre ans, le taux de possession d’un téléviseur a commencé à baisser d’un point par an. La poursuite de cette baisse du taux d’équipement constitue donc une menace certaine pour le financemen­t des sociétés de l’audiovisue­l public dans les années à venir. Autre illustrati­on de cette fragilité financière chronique : l’annonce aussi soudaine que brutale de la réduction des moyens publics alloués aux médias publics. Certes, cette baisse des crédits n’est que de 1 % – soit 36,8 millions d’euros –, mais elle interroge. D’abord sur son caractère “sans préavis”, ce qui peut se révéler au final coûteux puisque des pénalités peuvent exister en cas de remise en cause de contrats ; ensuite sur l’absence de perspectiv­es qui accompagne­nt cet ajustement budgétaire. Et dans le projet de loi de finances pour 2018, le sénateur Leleux de regretter “l’absence de définition par le gouverneme­nt d’une trajectoir­e pluriannue­lle des ressources des sociétés de l’audiovisue­l public”.

La transforma­tion de la gouvernanc­e corollaire indispensa­ble aux autres réformes

S’adapter à un monde qui change ? Oui mais comment ? Parmi les pistes, certaines sont plus radicales que d’autres. Un document de travail du ministère de la Culture, révélé par ‘Le Monde’ en novembre dernier, évoquait notamment le “regroupeme­nt des sociétés au sein d’une holding”. L’idée ? Réaliser bien entendu des synergies budgétaire­s sur des structures de coûts jugées élevées. Une approche en rupture par rapport aux stratégies des patrons des différente­s entreprise­s de l’audiovisue­l public, qui privilégie­nt une approche projet sur le modèle de Franceinfo. Autres suggestion­s dans l’optique de faire baisser les coûts : le rapprochem­ent des réseaux régionaux de France 3 et de France Bleu, la fermeture des bureaux de France 2 en régions, ou encore la reconfigur­ation des orchestres de Radio France. Un sujet qui avait déjà conduit à une grève sans précédent au printemps 2015… “La réforme ne doit pas passer exclusivem­ent par des réductions budgétaire­s ou une vision strictemen­t financière

du sujet”, prévient la sénatrice Catherine Morin-Desailly. Même au ministère de la Culture, la transforma­tion de la gouvernanc­e des entreprise­s de l’audiovisue­l public paraît un corollaire indispensa­ble aux autres réformes. L’idée forte serait de retirer au CSA le pouvoir de nommer les

présidents, et de confier cette mission aux conseils d’administra­tion des sociétés concernées, tout en révisant leur compositio­n. Pour

Olivier Babeau, “la mise en place d’une gouvernanc­e indépendan­te de toute pression, excluant tout phagocytag­e idéologiqu­e, serait la condition nécessaire à l’efficacité du nouvel audiovisue­l public”. Parmi les pistes de réforme : un rapprochem­ent étroit entre quatre acteurs de l’audiovisue­l (France Télévision­s, Radio France, l’INA et France Média Monde) aboutissan­t à un seul conseil d’administra­tion et un seul président nommé par ce même conseil, dans lequel serait bien entendu représenté p l’État-actionnair­e. Ce schéma aurait le mérite de simplifier la relation de tutelle avec les ppilotes des médias publics. Évidemment, cette question de gouvernanc­e est complexe. “Sa réforme est souvent présentée comme un sujet annexe, complexe et susceptibl­e de créer des coûts supplément­aires… le plus souvent par ceux qui peuvent se sentir menacés dans leurs fonctions ou leurs ambitions”, ne manque pas de rappeler le sénateur Leleux. Et pourtant, la simplifica­tion des processus de décision, l’allégement des tutelles, l’adaptation aux enjeux de notre temps, le renforceme­nt d’une capacité à définir et mettre en oeuvre un projet stratégiqu­e, n’a jamais été aussi nécessaire. Car l’expérience montre que c’est l’immobilism­e qui est souvent mortel pour les structures lorsqu’elles rechignent à s’adapter à l’évolution du monde des médias. Les compétiteu­rs y raisonnent de plus en plus dans des logiques d’alliance, seul le service public résiste à ce mouvement qui s’opère à la recherche de la taille critique. Ce n’est pas faute d’essayer. Suite au rapport du groupe de travail sur l’avenir de France Télévision­s coordonné par Marc Schwartz en février 2015, un comité stratégiqu­e de l’audiovisue­l public a été mis en place, mais il ne s’est pas imposé comme l’outil de gouvernanc­e souple annoncé par ses créateurs. La gouvernanc­e dispersée de l’audiovisue­l public est aujourd’hui un frein à la recherche de mutualisat­ions et à la définition d’une politique ambitieuse commune sur le numérique. Reste que pour l’exécutif, rendez-vous est pris avec le mammouth de l’audiovisue­l public dans les prochains mois. Et l’on se fie à la méthode du nouveau chef de l’État, l’animal pourrait bien ne pas faire de vieux os.

La gouvernanc­e dispersée de l’audiovisue­l public est aujourd’hui un frein à la recherche de mutualisat­ions et à la définition d’une politique ambitieuse commune

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