Le Nouvel Économiste

Un homme heureux dans son trou noir

Plus notre société est super-organisée et super-administré­e, plus il y a de trous noirs

- HUBERT LANDIER

Deux heures à attendre à Roissy l’avion de Moscou qui est en retard. L’aérogare est bondée. Je cherche un endroit où me poser. Sous un escalier, une table en bois et deux chaises dépareillé­es. Assis sur l’une d’elle, un homme d’une cinquantai­ne d’années, pas très bien vêtu. Il lit le journal. Ce doit être très intéressan­t car il se lève afin de montrer ce qu’il vient de trouver à une hôtesse qui s’ennuie à son comptoir. Il revient et me prend à mon tour à témoin : “c’est incroyable”. Puis il engage la conversati­on. - “Vous êtes là depuis longtemps ? - Deux heures, et vous ? - Deux mois et demi. - ???”.

Et il m’explique. Pour des raisons administra­tives compliquée­s dont je n’ai pas retenu le détail, il ne peut sortir de l’aéroport. Mais il n’en est pas expulsable. Et comme il ne veut pas, pour des raisons tout aussi compliquée­s, retourner dans son pays d’origine, il s’est installé dans l’aérogare. Il y a ses aises et ses habitudes. Les restaurant­s lui fournissen­t de quoi manger. Il dispose des toilettes et des douches. Il a trouvé un coin pour dormir. Il tue le temps en lisant et en discutant avec le personnel des compagnies aériennes. Tout le monde le connaît, y compris la police, qui sait que l’on ne peut rien attendre de mal de sa part, et à laquelle il livre quelques menues informatio­ns utiles. Ainsi passent les journées.

La situation ne correspond à rien de prévu

Je passe un moment très agréable avec lui. Il ne sait pas combien de temps il restera encore à Roissy, mais cela ne semble pas l’inquiéter. Et moi, il me fait réfléchir. Notre société est super-organisée et super-administré­e, mais il y a des trous dans la raquette. Des gens dont la situation ne correspond à rien de prévu. Des zones de non-droit. Des espèces de trous noirs desquels il est impossible de sortir une fois qu’on y est tombé. Et plus notre société est super-organisée et super-administré­e, plus il y a de trous noirs. Ceci aurait tendance à me mettre en colère. Mais il y a une autre façon de réagir. Puisque les choses sont ainsi, autant s’installer dans le trou noir et l’aménager au mieux. Peut-être même en allant plus loin, et notamment en évitant de se faire remarquer. Et attendre. C’est ce que font les créateurs d’activités nouvelles qui échappent à la problémati­que du droit commercial et du droit du travail. Puis vient le moment où les autorités s’alarment, alertées par ceux que l’existence du trou noir n’arrange pas. Les taxis manifesten­t contre Uber, les hôteliers contre Airbnb. Retour dans le cadre légal et réglementa­ire. Mais le cadre légal et réglementa­ire, il aura fallu le modifier pour accueillir ces nouveaux venus. Et avant de se faire remarquer, ils se seront installés. Ils auront donc gagné du temps, et parfois de l’argent, beaucoup d’argent. Même chose dans l’entreprise. Avez-vous une idée de ce qui s’y passe ? Si vous le croyez, c’est que vous vous trompez. Et plus l’entreprise est super-organisée et super-administré­e, plus on y trouve de trous noirs ; bien entendu, ceux qui s’y sont installés se gardent bien d’en signaler l’existence. Mon naufragé de Roissy et moi-même, nous nous sommes quittés bons amis. L’avion de Moscou était arrivé.

Des gens dont la situation ne correspond à rien de prévu. Des zones de nondroit. Des espèces de trous noirs desquels il est impossible de sortir une

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Tom Hanks, dans ‘Le Terminal’, 2004.

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