Le Figaro Magazine

PROTÉGER SON INVENTION : COÛTEUX MAIS INDISPENSA­BLE

De nombreux indépendan­ts négligent la protection de leurs oeuvres, de leurs innovation­s ou de leurs inventions. Cela devrait pourtant être l’un de leurs premiers réflexes pour préserver leurs revenus futurs.

- Par Guilherme Ringuenet

Pauvre Elisha Gray ! À deux heures près, son succès était assuré et la postérité l’aurait retenu comme l’inventeur du téléphone. Seulement voilà, en ce 14 février 1876, à New York, il a été pris de court par son rival, l’Écossais naturalisé américain Graham Bell. Ce dernier avait déposé le brevet pour un système de transmissi­on par voix, deux heures avant lui. L’enjeu industriel et financier est tel qu’Elisha Gray entame une bataille judiciaire. En vain. Le tribunal reconnaît que Graham Bell est bien l’inventeur. L’affaire aurait pu s’arrêter là mais, nouveau rebondisse­ment : en 1887, Antonio Meucci intente également un procès pour obtenir l’annulation du brevet de Bell. Lui-même avait déposé une demande de brevet provisoire en 1871. Mais, faute d’argent, le natif d’Italie n’avait pas pu la renouveler. Petite consolatio­n posthume pour Meucci : en 2002, la Chambre des représenta­nts américaine le reconnaît comme le véritable inventeur du téléphone.

UNE IDÉE NE SUFFIT PAS

Avoir une (bonne) idée est une chose, mais sans protection, elle ne vaut rien. D’ailleurs, « une idée n’est pas protégeabl­e et heureuseme­nt, observe Emmanuelle Hoffman, avocate aux barreaux de Paris et du Québec et auteur de Nouveaux mondes, nouveaux droits. À vos marques ! (Fauves éditions). La protection intervient lors de la transforma­tion, la conceptual­isation technique de cette idée. Si demain, je pense à une machine à laver totalement silencieus­e, tant que je n’aurais pas le process qui permettra d’arriver à ce résultat, je ne pourrai pas protéger cette démarche. » Pour que l’invention puisse être protégée, un autre élément est à prendre en considérat­ion : sa nouveauté. Elle est une des conditions clé préalables à la reconnaiss­ance de son statut et de son applicatio­n industriel­le.

En matière de sécurisati­on de l’inventivit­é, la France est l’un des pays les plus protecteur­s. Sont concernés, les marques, logos, droits d’auteur (lire encadré p. 112) et, bien sûr, les brevets industriel­s. « Si le grand public commence à en avoir un peu conscience, il imagine encore mal à quel point la question de la propriété intellectu­elle est cruciale. Même un jeune entreprene­ur qui n’a pas encore de moyen financier doit avoir ce réflexe de protection », insiste Emmanuelle Hoffman. Et l’avocate de citer l’exemple d’un de ses clients, créateur de sneakers : « Il pensait qu’au stade préliminai­re où il en était, il

LA FRANCE EST L’UN DES PAYS LES PLUS PROTECTEUR­S DE L’INVENTIVIT­É

n’avait pas besoin d’assurer la sécurisati­on de son activité. Cette erreur aurait pu lui coûter cher par la suite, quand son produit est devenu très connu. » Le prix initial à payer n’est pourtant pas exorbitant : 26 € pour déposer un brevet et 90 € pour sa délivrance. Mais il faut le renouveler chaque année et s’acquitter d’une taxe qui s’alourdit au fil du temps (38 € la première année et jusqu’à 800 € la vingtième).

En France, l’acteur incontourn­able est l’Institut national de la propriété industriel­le (Inpi, Inpi.fr). C’est auprès de ce dernier que les grandes compagnies comme les jeunes pousses enregistre­nt leurs innovation­s. « La durée de protection d’un brevet est de vingt ans maximum. Après, le produit tombe dans le domaine public. C’est comme cela que l’on a des médicament­s génériques », énonce Me Emmanuelle Hoffman. Depuis plusieurs années, la réglementa­tion s’européanis­e. Le brevet unitaire européen est entré en vigueur l’année dernière et assure la protection dans 17 États membres de l’Union. « Rien n’empêche aussi de déposer un brevet aux ÉtatsUnis ou en Chine », souligne l’avocate.

LA RÉTRIBUTIO­N DES SALARIÉS

L’inventivit­é ne concerne pas que les indépendan­ts. Les salariés, et notamment les ingénieurs en recherche et développem­ent, peuvent aussi être concernés lorsque, dans le cadre de leurs missions, ils mettent au point un nouveau système. « Dans ce cas-là, la découverte appartient à l’entreprise, rappelle Emmanuelle Hoffman.

Néanmoins, la loi française impose qu’ils reçoivent une rémunérati­on pour ce nouveau brevet. Rien n’empêche que, contractue­llement, il ait été établi en amont une prime pour le collaborat­eur en cas d’invention. La question devient plus complexe lorsque la mise au point du nouveau procédé ne découle pas directemen­t de l’ordre de mission. » La loi française distingue en effet l’invention hors mission « attribuabl­e » de celle « non attribuabl­e ». Dans le premier cas, l’invention du salarié reste en lien avec ses fonctions ou a été rendue possible grâce aux moyens et connaissan­ces mis à sa dispositio­n par l’entreprise. Un exemple ? L’Inpi cite celui d’un technicien qui travaille ponctuelle­ment sur une améliorati­on. Cette situation peut conduire à un partage de la propriété de l’invention entre le salarié et son employeur. Celui-ci peut alors faire jouer son droit d’attributio­n, moyennant finance, ou bénéficier uniquement de la licence d’exploitati­on de la nouveauté. En revanche, s’il s’agit d’un salarié Géo Trouvetou qui profite de ses heures libres pour mettre au point un nouveau produit indépendam­ment de la mission confiée par son entreprise, il en reste le seul propriétai­re. Et là, tout réside dans la question de la preuve. « Définir qui en est à l’origine peut s’avérer très complexe, long et coûteux, abonde l’avocate. C’est pour ça qu’il est vraiment très important de verrouille­r la conceptual­isation de son idée dès le début, en déposant son brevet et en l’actualisan­t d’année en année. » Voilà qui donne à repenser au véritable inventeur du téléphone et de se dire : pauvre Antonio Meucci…

UN BREVET TOMBE DANS LE DOMAINE PUBLIC APRÈS 20 ANS ET PEUT ÊTRE EXPLOITÉ PAR TOUS

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