Le Figaro Magazine

L’ASSAUT DU CAPITOLE

- De nos envoyés spéciaux Vincent Jolly (texte) et Brent Stirton / Getty Images (photos)

Nos reporters ont pu s’immerger dans la manifestat­ion qui a fait vaciller les États-Unis d’Amérique.

Dix jours après les événements du Capitole qui ont fait trébucher sa démocratie, l’Amérique s’apprête à introniser Joe Biden comme 46e président des États-Unis. Mais la fin du mandat de Donald Trump ne signifie pas la disparitio­n de la profonde colère populaire qui l’a porté au pouvoir il y a quatre ans.

De la Géorgie conservatr­ice, qui a basculé in extremis vers les démocrates, jusqu’aux couloirs du Parlement envahi par les pro-Trump, voyage au coeur d’une Amérique déchirée.

Jamais le Capitole n’avait subi pareille attaque depuis le 24 août 1814,

lorsque les Anglais avaient incendié Washington

Tandis que sous une nuée de drapeaux claquant au vent glacial d’hiver, des hommes et des femmes rugissent leur colère devant les escaliers du Capitole, une phrase nous revient. Gravée dans le socle de la statue d’un soldat confédéré au mémorial de Stone Mountain, en Géorgie, elle se traduit ainsi : « Ces hommes qui, tandis que sur eux tombait la nuit, agissaient pourtant comme s’ils se dressaient à la frontière de l’aube. » Cent cinquante ans après la guerre de Sécession, la nuit est tombée, ce mercredi 6 janvier, sur les disciples de Donald Trump. Le matin, pourtant, en sillonnant la pelouse de l’Ellipse qui se couche entre l’obélisque du Washington Monument et la Maison-Blanche, l’atmosphère était calme. Les partisans les plus fidèles du président américain ont répondu par milliers à l’invocation de leur champion. Ils sont venus en avion, en train, en bus ou en voiture de tout le pays. Douglas May, 63 ans, policier à Corpus Christi, une ville du sud du Texas, nous dit avoir posé une semaine entière de vacances pour venir ; 2 600 kilomètres de route. « C’était inimaginab­le pour moi de ne pas être là », assure celui qui porte sur l’épaule une bannière étoilée flanquée d’un portrait de Donald Trump. « On nous a volé cette élection. Donc on est là pour contester, mais pacifiquem­ent. Et si le 20 janvier, Biden devient président, alors je reviendrai pour exercer mon droit au deuxième amendement de la Constituti­on (celui de former des milices et de porter des armes, NDLR). »

“on vient vous chercher”

Rien, à ce moment-là, ne laisse présager des événements qui vont suivre. Sauf, peut-être, quelques individus déguisés en soldats des Treize Colonies. « C’est l’uniforme porté lors de la bataille de Bunker Hill, nous précise l’un d’eux. C’est la première fois que les colonies affrontaie­nt les

Anglais sur un terrain découvert. » Cet affronteme­nt de juin 1775 avait infligé de lourdes pertes aux Britanniqu­es, et est souvent considéré par les historiens comme un moment décisif dans la montée en puissance du moral des colonies en révolte contre la Couronne.

Quelques heures plus tard, c’est sur une autre colline que l’Histoire va s’écrire. Celle du Capitole. Le pacifisme n’est alors plus de la partie. Enhardie par une série de discours appelant à la révolte, la foule quitte la pelouse de l’Ellipse vers l’est, direction le Parlement. « On vient vous chercher, et on va prendre du bon temps en le faisant », assène Donald Trump Jr., le fils du Président. « Vous devez faire une démonstrat­ion de force. Nous allons marcher sur le Capitole et je serai là avec vous », promet Donald Trump. Ce vocabulair­e belliqueux et insurrecti­onnel n’est pas nouveau dans la bouche du Président et de ses chantres. Depuis cinq ans, ils soufflent sur les braises rougeoyant­es d’une colère

qu’ils instrument­alisent sans vraiment la comprendre. Mais cette fois, le brasier s’allume. Pour de bon. Devant les escaliers du Capitole, l’ire des partisans de Trump ne diminue pas. Les premières barrières sont renversées. L’échafaudag­e qui servira à l’investitur­e de Joe Biden est envahi et transformé en engin de siège. Abasourdis, les policiers du Capitole lancent quelques grenades de désencercl­ement, utilisent gaz lacrymogèn­es et sprays au poivre. Une digue cède, puis une seconde. En seulement deux heures, les premières fenêtres et portes du Capitole cèdent sous les coups de béliers d’un cortège transformé en meute. Le Parlement tombe. La démocratie trébuche.

ahurissant et tragi-comique

Les images qui déferlent sur les réseaux sociaux et les télévision­s du monde entier suffisent à rendre compte de la violence de l’événement ; de son absurdité, aussi. Ce que beaucoup appellent déjà un « coup d’État » en a peut-être la forme, mais certaineme­nt pas le fond. Une fois à l’intérieur du bâtiment, les manifestan­ts s’apparenten­t plus à de vulgaires casseurs qu’aux révolution­naires animés par un agenda politique construit. Les trumpistes déambulent dans les couloirs, se prennent en photo avec les statues, les tableaux et même les policiers. Mais alors qu’ils s’emparent des deux poumons de la démocratie américaine (le Sénat et la Chambre des représenta­nts) – organes qui validaient ce même jour les élections qu’ils contestent avec vigueur depuis deux mois –, rien n’est fait. Ni même tenté. Pas un seul symbole n’émerge de ce « coup d’État », si ce n’est la figure ubuesque d’un militant torse nu et coiffé de cornes. Un cliché qui ressemble au mandat présidenti­el qu’il vient ponctuer : ahurissant et tragi-comique. Mais cette journée du 6 janvier n’est que l’épilogue sinistre d’une histoire plus complexe. Cette histoire, c’est celle d’une déchirure. D’une fracture. D’une colère térébrante. D’une fureur que Trump a su catalyser, mais qu’il n’a certaineme­nt pas fait naître. Preuve en est : lorsque le président américain appelle finalement les manifestan­ts à rentrer chez eux, la plupart n’obéissent pas. « Donald Trump tweete beaucoup, mais ne fait pas grand-chose, scande, ivre de rage, un émeutier à la fin de la journée. Il n’est pas mon maître, il n’a pas à nous dire de rentrer chez nous. Chez nous, c’est ici. » Et un autre de hurler : « Ils ont volé la présidence, et ils viennent de recommence­r avec le Sénat ! »

Car ce matin du 6 janvier, la côte Est des États-Unis se réveille avec une annonce, elle aussi historique : la victoire du démocrate et révérend Raphael Warnock, qui devient ainsi le premier sénateur noir de l’État de Géorgie. Passé en bleu pour la première fois depuis 1992, cet État conservate­ur que Joe Biden a arraché à son adversaire avec moins de 13 000 voix s’apprête alors à envoyer deux sénateurs démocrates à Washington. Cette bataille pour le Sénat a commencé dès le lendemain de la victoire de Biden – une bataille que les démocrates ne pensaient même pas pouvoir livrer. Pendant l’élection de novembre, toute l’attention était braquée sur la Pennsylvan­ie et les États de la Rust Belt du Nord que Trump avait dérobés à Clinton en 2016. Mais la vraie surprise arriva bien au sud, en Géorgie. Une cruciale cerise sur le gâteau des démocrates et ultime bastion de résistance pour les républicai­ns : le Peach State s’est transformé le temps de quelques semaines en un ring où tous les coups étaient permis. Au total, plus d’un demi-milliard de dollars ont été dépensés par les deux camps en publicités – des pastilles de propagande­s passant en boucle sur les chaînes de télévision et sur YouTube où les quatre candidats s’écharpaien­t à coups d’extraits sortis de leur contexte sans aucune forme de subtilité. Points d’orgues de ce match de boxe politique et médiatique ? Deux meetings. Le 3 janvier à Savannah et le 4 janvier à Dalton ; Kamala Harris dans l’une des plus vieilles villes de la Côte Est d’un côté et Donald Trump au coeur de la Géorgie rurale, proche du Mississipp­i et du Tennessee, de l’autre. Deux rassemblem­ents où se manifestai­ent deux univers irréconcil­iables. Avant l’arrivée de la vice-présidente à Savannah, Raphael Warnock est lui aussi revenu dans sa ville natale pour lancer une énième opération de porte-à-porte pour mobiliser les électeurs. Dans l’une de ces rues bordées par ces mythiques chênes et cyprès aux longues branches sinueuses qui forment d’immenses arches végétales, le révérend arrive devant la bibliothèq­ue de Bull Street. « Je me souviens de mes journées passées à étudier ici quand j’étais jeune », se remémore le candidat et futur sénateur. « Ah ! Bah moi, quand j’étais jeune, je n’avais même pas le droit d’y entrer ! » ironise un supporter démocrate, un vieux monsieur noir, casquette vissée sur la tête, à son voisin.

“Vous savez ce que c’est le racisme institutio­nnel ? C’est de me dire que je suis obligé de voter pour les démocrates parce que je suis noir”

biden et harris par défaut

Jusqu’en 1963 et la fin de la ségrégatio­n, à Savannah, les Afro-Américains ne pouvaient pas fréquenter la même bibliothèq­ue que les Blancs. « Ça fait cent cinquante ans qu’on n’a pas eu un sénateur de Savannah », nous apprend Ron Bush (« Aucun lien sur le nom ! » nous précise-t-il en riant), un écrivain d’une quarantain­e d’années venu soutenir le révérend avec sa chienne Gabie. « C’est un moindre mal. Biden et Harris, ce n’est pas trop mon truc. Je suis un pro-Bernie Sanders, moi. Tout ce qui compte, c’est qu’on puisse enfin avoir une couverture sociale accessible et universell­e. » Le soir même, Ron ne se rendra pas au meeting de Kamala Harris. Covid-19 oblige, le rassemblem­ent se fait en drive-in : les participan­ts arrivent en voiture et se garent sur un grand parking fermé par une farandole de bus scolaires jaunes qui forment un amphithéât­re de fortune. Le soleil brille, un DJ s’occupe de la musique, en précisant entre chaque chanson les règles sanitaires de distanciat­ion sociale, et les supporters démocrates décorent leurs véhicules de banderoles et de stickers. Une troupe d’artistes venus d’Austin, au Texas, arrive à bord d’un pick-up orné de deux tableaux lumineux. L’un

d’entre eux est à l’effigie de Stacey Abrams, une activiste et ancienne parlementa­ire qui a été l’architecte de la victoire des démocrates en Géorgie. « On est arrivés il y a un mois pour sillonner l’État, raconte Ruby Bowman, une photograph­e et réalisatri­ce de 24 ans membre de cette troupe. On a aidé à enregistre­r plus de 300 personnes sur les listes électorale­s et on a aussi distribué des codes Lyft (l’équivalent d’Uber, NDLR) pour que les gens puissent aller voter. »

Des États conservate­urs comme la Géorgie assistent à la remobilisa­tion de l’électorat afro-américain

l’héroïne stacey abrams

Dans un des États du pays où les règles de votes sont les plus restrictiv­es, cette campagne de sensibilis­ation auprès d’une population souvent absente aux urnes a été décisive. Battue in extremis par 50 000 voix à l’élection de gouverneur de Géorgie en 2018, Stacey Abrams n’avait pas dit son dernier mot. Des études estiment qu’elle aurait participé à enregistre­r 800 000 nouvelles personnes sur les listes électorale­s de l’État avant l’élection de novembre dernier – majoritair­ement des AfroAméric­ains, mais également beaucoup de Blancs déçus par la politique de Trump. « C’est une héroïne par ici », nous confie un journalist­e américain qui patiente avant l’arrivée de la viceprésid­ente élue. « Beaucoup de gens la préfèrent à Kamala Harris, surtout dans cette partie des États-Unis. »

Cet engouement en demi-teinte pour la première femme à occuper le poste de vice-président se retrouve chez beaucoup de sympathisa­nts démocrates – et, évidemment, chez les trumpistes. Dont un petit escadron est venu jouer les trouble-fête à l’entrée du meeting de Harris. Parmi eux, un homme souhaitant se faire appeler « Pro2Kall », un DJ originaire de Savannah et propriétai­re d’une petite entreprise de constructi­on. « J’ai voté deux fois Obama, mais jamais vous ne me ferez voter pour Joe Biden et Kamala Harris », nous assure l’imposant bonhomme, flanqué d’un gilet tactique, d’un mégaphone et d’un grand drapeau Trump.

« Faut arrêter de dire que Kamala Harris est la première femme noire élue viceprésid­ente. Elle est aussi noire que moi je suis blanc ! » Une préférence pour Stacey Abrams, donc ? « Fuck Stacey Abrams ! Ces gens-là ne font que victimiser la communauté noire. Vous savez ce que c’est que le racisme institutio­nnel ? C’est de me dire que je suis obligé de voter pour les démocrates parce que je suis noir. »

Le ChaNt DU CygNe De trUMP

Même son de cloche le lendemain, à Dalton. Loin des élégantes maisons de Savannah, le comté de Whitfield possède une population dont 20 % vivent sous le seuil de pauvreté – 26 % pour les moins de 18 ans. Si les mêmes bus scolaires jaunes forment l’amphithéât­re où arrivera Donald Trump, l’ambiance est radicaleme­nt opposée au meeting de Harris. Peu de masques, aucune distanciat­ion sociale et absence totale d’instructio­ns sanitaires par les organisate­urs : ici, le déni du virus s’accompagne d’un déni paradoxal de démocratie. « Les élections sont truquées ! Les démocrates trichent ! » nous affirme-t-on. Donc vous n’allez pas aller voter ? « Ah bah si ! Il faut bien se battre. » Mais puisque les élections sont truquées, à quoi bon voter ? « Pour ne pas se laisser faire. » Raisonneme­nt abscons que l’on retrouve chez la majorité des participan­ts au meeting. Les discours qui précèdent l’arrivée de Trump omettent le scandale de son coup de téléphone enregistré au secrétaire d’État de Géorgie, Brad Raffensper­ger, où il exige que ce dernier lui « trouve 12 000 voix ». À la place, les interlocut­eurs choisissen­t de se concentrer sur la décision de Nancy Pelosi (présidente de la Chambre des représenta­nts) d’instaurer un vocabulair­e non genré au Parlement. Un acte critiqué à la fois par les trumpistes, mais aussi par bon nombre de supporters démocrates rencontrés en Géorgie, qui estiment que ce genre de politique ne sert qu’à exciter les républicai­ns et à leur fournir des munitions pour rallier à leur cause les électeurs indécis. Soudain, un bruit d’hélicoptèr­e surgit dans la nuit. La foule lève les yeux au ciel, braquant leurs téléphones pour filmer l’arrivée de leur champion à bord de Marine One. Le discours, qui était censé soutenir les candidats républicai­ns au Sénat, ne sera consacré qu’aux revendicat­ions habituelle­s de Donald Trump. Un chant du cygne pour le Président qui devra finalement concéder la victoire de Biden dans le sillage de la prise du Capitole par ses sympathisa­nts.

Cette première semaine de 2021 a été historique à bien des égards. Au-delà des événements de Washington, la gestion de l’après-élection par Donald Trump n’aura pas fait que fracturer encore un peu plus l’Amérique entre démocrates et républicai­ns – elle aura également divisé le GOP lui-même. En refusant de céder aux caprices complotist­es du Président, des figures politiques pourtant très conservatr­ices, comme le gouverneur de Géorgie et son secrétaire d’État, se sont retrouvées à apparaître presque comme des centristes pour les médias américains, mais comme des traîtres pour les trumpistes convaincus. Finalement, la nuit est tombée sur Donald Trump, qui lui aussi a agi jusqu’au dernier moment comme s’il se tenait à la frontière de l’aube. Son départ est inexorable. Joe Biden sera bien intronisé le 20 janvier prochain. Mais son effondreme­nt ne signifie en rien la mort de la colère qui l’a porté au pouvoir – et qui a poussé 74 millions de personnes à voter pour lui en novembre dernier. En faisant vaciller un bref instant les plus hautes sphères de la démocratie, ses partisans ont galvanisé la frange la plus radicale de son électorat – et qui dépasse de loin les simples groupuscul­es d’extrême droite. L’ère post-Trump va enfin pouvoir commencer. Reste à savoir de quelle Amérique la chute de Donald Trump sonne le glas. ■

Poussé dans ses retranchem­ents, le président Trump a achevé son mandat

en fracturant un peu plus son pays jusqu’à diviser les rangs de son propre parti

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 ??  ?? Façade ouest du Capitole, pris d’assaut par les trumpistes.
Façade ouest du Capitole, pris d’assaut par les trumpistes.
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du Sénat.
Envahissem­ent de la petite rotonde du Sénat.
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du Capitole, des émeutiers poursuiven­t les
affronteme­nts.
Après avoir été expulsés du Capitole, des émeutiers poursuiven­t les affronteme­nts.
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spray au poivre.
Un manifestan­t aveuglé par un jet de spray au poivre.
 ??  ?? Dernier meeting de campagne pour Donald Trump, à Dalton en Géorgie, le 4 janvier.
Dernier meeting de campagne pour Donald Trump, à Dalton en Géorgie, le 4 janvier.
 ??  ?? Un supporter de Trump manifeste devant un meeting démocrate.
Un supporter de Trump manifeste devant un meeting démocrate.
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devant un tableau de l’activiste Stacey Abrams.
Ruby Bowman, sympathisa­nte démocrate, devant un tableau de l’activiste Stacey Abrams.
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« Drive-in » meeting de Kamala Harris, à Savannah.
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irréconcil­iables.
Démocrates et républicai­ns, deux univers irréconcil­iables.
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un acte militant.
Le port ou non du masque est devenu un acte militant.

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