FRÉDÉRIC VITOUX : “LES GRANDS ÉCRIVAINS NE SONT PAS CEUX QUI OUVRENT DES PORTES, MAIS CEUX QUI LES FERMENT”
L’académicien signe un livre pudique et délicat sur son enfance et sa famille où les souvenirs s’entrechoquent et semblent se reproduire. Il a reçu « Le Figaro Magazine » dans l’antre parisien où il a grandi pour les évoquer, mais aussi pour parler littérature : Céline, bien sûr, mais aussi Giono, Conrad, Joyce…
CFrédéric ’est un très beau récit que publie Vitoux : une accumulation de réminiscences et de souvenirs d’enfance, réunis dans un désordre appréciable. L’académicien, ancien critique cinéma à Positif et au Nouvel Observateur (où il a également tenu une belle rubrique littéraire), a souhaité empiler « avec légèreté » ces petits riens qui marquent le début d’une vie : un combat d’escrime (gagné) contre un jeune champion ; des voyages de deux jours en 2 CV pour gagner le sud de la France au début des grandes vacances ; des séances magiques au cinéma pour y voir des films depuis oubliés (si Vitoux a baptisé ce livre Longtemps, j’ai donné raison à Ginger Rogers, c’est parce que dans 5th Avenue Girl, l’actrice dit « peut-être, les gens riches sont-ils des gens pauvres… avec de l’argent ») ; la découverte de la Sonate pour piano n° 32, opus 111, de Beethoven jouée sur disque par Yves Nat ; la vie quotidienne dans cet appartement de l’île Saint-Louis qu’il habite encore ; les « rallyes » du 16e arrondissement chez des gens de condition plus bourgeoise que la sienne ; les premières lectures ; une mère désireuse que son fils se fasse un réseau dans les « bons milieux »… Sans oublier ce père souvent taiseux, parfois emporté, qui avait fait quelques années de prison à Clairvaux pour « intelligence avec l’ennemi » au motif que, pétainiste, il avait écrit dans le Petit Parisien durant l’Occupation. Ce même père qui lui sortait de la bibliothèque familiale des ouvrages de Marcel Schwob ou de Rémy de Gourmont.
C’est pourtant une enfance normale dans l’après-guerre, qui est décrite avec la douceur caractérisant l’écrivain : depuis longtemps, ses romans se distinguent par leur absence de lourdeur – une leçon qu’il dit tenir de Céline, dont il publia la première véritable monographie (La Vie de Céline, prix Goncourt de la biographie 1988), ouvrage qui, pour beaucoup, fut le sésame tant attendu. Par un matin d’hiver sur le quai d’Anjou, l’écrivain enjoué et disert reçoit au milieu de dizaines de rayons et d’empilements de livres, dans le bureau qui fut celui de son père. Derrière la fenêtre, la Seine coule toujours, comme au temps de Baudelaire. Lui aussi vécut sur l’île et ne se lassa jamais du spectacle fluvial.
Ce livre est une évocation de votre enfance pleine de tendresse. Êtes-vous un écrivain de la nostalgie ?
De quoi parle-t-on bien ? De ce que l’on a connu, de ce que l’on a vécu. Un écrivain, c’est celui qui fait un pas de côté et qui tourne la tête pour regarder derrière lui. Mais la nostalgie, ce n’est pas écrire des réminiscences du passé, c’est le regard qu’on jette sur ce passé, et je ne me pense pas nostalgique : je n’idéalise pas mon passé. J’étais un enfant médiocre, banal, donc je n’ai pas du tout une sorte de mélancolie insondable à l’égard des verts paradis de l’enfance, non. Quant à la tendresse, je n’ai jamais souhaité écrire pour blesser, ce qui est très facile. J’ai attendu que mes parents soient morts pour évoquer mon passé via une trilogie entamée avec L’Ami de mon père.
Mes parents étaient pudiques et ils auraient sans doute
souffert de voir leur histoire sur la place publique. Le regard malveillant écrase les perspectives et interdit les nuances. L’écrivain, pour moduler les émotions et le regard qu’il porte sur les autres, doit être bienveillant, je le pense. Ce qui m’intéresse, c’est la contradiction. Lorsque j’évoque mon enfance, mes « madeleines », ce qui est le cas avec ce livre, j’essaye – c’est la grande leçon célinienne – d’être léger. Chez Céline, il y a de l’air, c’est de la dentelle reliée par des points de suspension. C’est léger, c’est un ballon qui s’envole. J’essaye donc de ne pas peser… J’espère y être parvenu, car c’est la première fois que j’écris sans masque. Ce livre est un assemblage de petites choses qui m’ont marqué, que j’ai souhaité évoquer dans le désordre, comme elles me sont revenues.
L’ombre de votre père plane discrètement sur le livre…
Encore une fois, lorsque j’évoque mon père, j’en parle systématiquement de manière contradictoire : un homme emporté, violent, mais en même temps, mélancolique, disponible, tendre. Mon père a fait des choix politiques malheureux et en a payé les conséquences, mais il n’a rien fait de grave. Je ne suis pas dans la situation de Pascal Bruckner pour qui le rapport au père, un homme manifestement terrible, a été difficile : j’ai eu une enfance privilégiée.
Vous évoquez un homme assez discret et effacé.
Son passage en prison l’a-t-il marqué à vie ?
Oui, c’est certain, mais il n’en parlait jamais. Et c’était assez compliqué dans l’immédiat après-guerre de passer pour un ancien collabo. Mais cela ne lui a rien appris : lorsqu’il était à Clairvaux, il s’est lié d’amitié avec ses codétenus, Lucien Rebatet, Pierre-Antoine Cousteau, Claude Jeantet, Jacques Benoist-Méchin, etc., qu’il n’avait, pour la plupart, jamais rencontrés durant l’Occupation. À leur contact, il s’est radicalisé. Après leur libération à tous, Rebatet venait dîner chez nous tous les quinze jours. Je ne savais pas qui c’était, je le voyais comme un ami de mon père, et il me fascinait parce qu’il me parlait de peinture, de musique et de cinéma avec ferveur. Il était éblouissant, tout l’intéressait et il connaissait tout. Mon père voulait absolument que je fasse l’École navale. Un jour, il lui demande : « Lucien, peux-tu me dédicacer Les Décombres ? » Rebatet dit : « Pas question que je dédicace ce vieux machin à un homme de ton âge ! » Alors je lui ai demandé s’il voulait bien me le dédicacer à moi, qui ne l’avais jamais lu. « Pour un jeune homme, je le fais volontiers ! » Voici ce qu’il m’a écrit sur la page de garde (Vitoux fouille dans sa bibliothèque, et en sort une version reliée, NDLR) : « À Frédéric, pour le dégoûter définitivement d’aller grossir la flotte française dont l’avenir est sous l’eau depuis Trafalgar. » Mon père était blême… Sinon, Une histoire de la musique (dans laquelle Rebatet évoque
“C’est la première fois que j’écris sans masque. Ce livre est un assemblage de petites choses qui m’ont marqué, que j’ai souhaité évoquer dans le désordre, comme elles me sont revenues”
longuement la Sonate opus 111 de Beethoven et sa fameuse Arietta, NDLR) est un livre extraordinaire. Je me souviens qu’une fois, au Nouvel Obs, Jacques Drillon (auteur de l’indispensable Traité de la ponctuation française, NDLR)
avait dit à Jean Daniel qui parlait de je ne sais plus quel livre sur la musique : « Arrêtez, il n’y a qu’un livre valable sur le sujet, c’est celui de Rebatet ! » Jean Daniel s’était étranglé…
Dans votre livre, vous évoquez plus particulièrement quatre écrivains, dont Joseph Conrad…
Je l’ai lu assez jeune. Son premier traducteur était le parrain de mon père. J’ai donc trouvé ses livres dans la bibliothèque familiale. Ce que j’ai aimé chez lui, c’est évidemment l’aventure et l’exotisme, la marine, l’Orient, etc., mais également son sens moral. Son intégrité, le sens du devoir, le refus du panache, du brio. Il y a chez lui une austérité, une rigueur dans l’écriture, aucun effet tapageur, qui me touchent profondément. Lord Jim m’a bouleversé, Typhon
également. Conrad est pour moi un immense écrivain.
Vous parlez également longuement de Giono…
Giono incarne, selon moi, la continuation de Stendhal. J’admire son écriture magnifique, et je suis sensible à son côté méditerranéen, qui m’est proche. J’aime tout chez lui, même lorsqu’il ne se passe rien. Ses dramatisations sont faibles, comparées à celles de Pagnol, mais ses réflexions sont passionnantes et son style, immense. Chez Giono, il y a une intériorité incroyable.
Vous évoquez un voyage à Dublin sur les pas de Joyce. D’où vient votre fascination pour lui ?
J’ai encore relu Ulysse il y a quatre ans. C’est prodigieux. Il y a tout dedans : le théâtre, la folie, la culture, Homère,
évidemment. Tout est là, c’est foisonnant. Et en même temps, chaque chapitre est drôle, je pense notamment à celui de Circé sur les bordels. Le monologue intérieur de Molly est génial, à chaque lecture, on trouve des petits détails fabuleux qu’on n’avait pas repérés auparavant. Et sa spatialisation est incroyable. S’il n’avait écrit que 30 pages d’Ulysse, je dirais tout de même que Joyce est l’un des plus grands écrivains du XXe siècle. Jacques Benoist-Méchin, qui l’avait très bien connu, m’en avait beaucoup parlé lorsque j’étais jeune : ils avaient entretenu une correspondance en italien parce qu’ils trouvaient tous les deux que c’était plus amusant… Ulysse
est le roman récapitulatif de siècles de littérature.
Et Céline, à qui vous avez consacré une biographie qui a fait date ?
Dans les livres qu’on aime, je distingue deux sortes. La première englobe ceux qui vous marquent. La seconde, très rare, concerne les livres dont vous sortez changé. Joyce m’a ébloui, mais Céline m’a changé à vie : je n’ai plus été le même après l’avoir lu. Le seul autre exemple que je puisse trouver en ce qui me concerne, c’est Guerre et Paix. Voilà un autre livre qui m’a changé… Contrairement à une idée reçue, les grands écrivains ne sont pas ceux qui ouvrent des portes, mais ceux qui les ferment. Ils vont au bout de leur itinéraire, de leur voyage, et après, c’est terminé : les autres doivent passer à autre chose. Après Proust, la tradition du roman d’analyse est terminée. Céline achève, quant à lui, une tradition française qui peut être née avec Rabelais, et qui pousse dans une limite ultime l’éclatement affectif de la langue. Plus personne ne peut passer après lui : il n’y a pas d’écrivains céliniens, il ne peut y en avoir. Je ne prendrai jamais pour des héritiers de Céline les tâcherons qui prétendent hisser au rang de style leur paresse lexicale et grammaticale. Même Audiard : l’homme m’est très sympathique, mais ses livres sont de la copie célinienne. Récemment, il a fallu que je parle de la débâcle de 40. Je me suis évidemment replongé dans les pages des Décombres de Rebatet, puis j’ai relu la préface de Guignol’s Band, il me semble, et j’ai trouvé quelques pages de Céline sur cette débâcle. Il décrit les chars de l’armée française filant vers Perpignan : « Orageantes ferrailles à panique ». En quatre mots, tout est dit. « Orageantes ferrailles »
est presque shakespearien. Mais en ajoutant « à panique »,
pan ! il casse tout et fait entrer le grotesque. Voilà un styliste. Ses constructions sont étonnantes. Pour D’un château l’autre, par exemple, il commence par ses ruminations de Meudon : c’est un athlète qui se chauffe. Puis il s’envole et retrouve le passé, Sigmaringen. C’est incroyable. Personne ne peut suivre après ça. Pour ma thèse, Louis-Ferdinand Céline : misère et parole, parue en 1973, j’avais mis quatre mois à trouver un professeur, vous imaginez ? Il m’a donné un avertissement et un conseil. L’avertissement, c’était « Je ne pourrai pas vous aider », le conseil était de me concentrer sur Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit, et d’éviter de parler de la suite. En gros, de m’arrêter avant les pamphlets. Parlez-nous de vos activités d’académicien.
À l’Académie, j’ai été surpris de constater à quel point des gens de tout bord s’entendent souvent très bien : j’étais persuadé que j’allais me retrouver à la foire d’empoigne, mais il n’en fut rien. J’y ai fait la rencontre de Max Gallo, par exemple, avec qui j’ai noué une amitié inattendue. Et puis j’ai tant aimé Félicien Marceau, avec qui j’entretenais une relation quasi filiale… Aujourd’hui, je suis très proche de Jean Clair. Quant à moi, je travaille activement aux séances du jeudi concernant le dictionnaire : l’activité me passionne. J’estime que si je peux rendre service à cette langue française à laquelle je dois tant, ce serait la moindre des choses. ■
“Il n’y a pas d’écrivain célinien,
il ne peut y en avoir : personne ne peut passer après lui… ”