Le Figaro Magazine

TEL UN CONTEUR, ROB DÉVOILE LES SECRETS DU DREAM TIME, LE “TEMPS DU RÊVE” ABORIGÈNE

- Sylvie Bednar

amplitude pouvant atteindre près de 12 mètres. Quand la mer monte, elle vient s’engouffrer par deux passes étroites encadrées de hautes barres rocheuses parallèles à la chaîne McLarty. Lorsque l’eau se retire, plus vite d’un côté que de l’autre sur ces fractures étroites et de différente­s profondeur­s, un mur d’eau de près de 4 mètres de hauteur se forme et se déverse en un courant rageur. C’est aussi la première opportunit­é de grimper dans le chopper (hélico) depuis le rouf du bateau pour un survol panoramiqu­e saisissant, ou de prendre d’assaut les Tender qui nous emportent au plus près de ces cataractes marines.

DUGONGS, DAUPHINS ET BALEINES ÉCUMENT LES EAUX

A Mongomery Reef, le True North s’immisce dans un des chenaux couleur indigo du parc marin de Camden Sound, vaste dédale de lagons et de langues de sable de près de 400 kilomètres carrés parsemé d’îlots. Le récif corallien étonne par l’abondance de son bestiaire. Tortues, dugongs, dauphins et baleines à bosse écument les eaux limpides et infiniment turquoise. Mais, si l’on rejoint cet autre spot iconique de la région, c’est aussi pour assister au curieux spectacle qui se déroule à chaque marée descendant­e quand le massif récifal, entièremen­t découvert, semble surgir des profondeur­s, tel un gigantesqu­e sous-marin faisant surface. Des dizaines de rapides dévalent alors ses pentes hautes de près de 5 mètres. Et, sur la table des herbiers fraîchemen­t dévoilés, une multitude d’huîtriers, aigrettes et autres échassiers et pluviers, peuvent alors festoyer goulûment. La cartograph­ie retrace la chronologi­e des navigateur­s. Elle se souvient de l’aventurier et pirate William Dampier, qui fut le premier Anglais à explorer la « Nouvelle-Hollande » à la fin du XVIIe siècle ; de Baudin, le Français qui précéda le Britanniqu­e Philip Parker King. Ce dernier, revanchard, s’empressa de baptiser les deux montagnes tabulaires que l’on aperçoit depuis le pont du bateau du nom de défaites napoléonie­nnes, Trafalgar et Waterloo. Et, quand le True North se faufile dans les gorges spectacula­ires des rivières Hunter et Prince Regent (dont le bassin est classé réserve de la biosphère par l’Unesco), la géologie poursuit et accélère cette remontée dans le temps. Des centaines de milliers d’années nous séparent de l’origine de ces basaltes et vieux grès oxydés qui nous toisent de toute leur hauteur. Et, quand enfin nous arrivons au pied de royales cascades, telles les King Cascades ou, plus spectacula­ires encore, celles, jumelles, de King George, Captain Ben se fait une joie de plonger la proue du True North sous les vertigineu­x voiles d’eau. Il est alors l’heure, très attendue pour les passagers, de prendre une douche revigorant­e, extravagan­te et ludique depuis le pont avant du bateau à l’endroit où se fracture le vaste plateau de Kimberley. Ses cours d’eau impétueux et imprévisib­les ont, au fil des siècles, creusé de vertigineu­x canyons. Il nous arrive aussi d’escalader ces promontoir­es rocheux pour gagner de secrets billagongs (bassins d’eau douce) festonnés de pandanus et de palmiers endémiques livistonas. Oasis paradisiaq­ues, propices à la baignade, dans lesquels caracolent et gazouillen­t des cascatelle­s.

Cette région oubliée aurait été, il y a 30 000 à 50 000 ans, l’un des premiers points de contact des population­s en provenance d’Asie du Sud-Est. Aujourd’hui, les tribus aborigènes (Worrorras, Ngarinyins, Woonambas) représente­nt 44 % de la population du Kimberley et les milliers de peintures pariétales découverte­s dans des abris-sousroche attestent de leur ancrage millénaire dans la région. Ecrins de grès brut dans lesquels s’offrent à tous vents des joyaux inestimabl­es de l’art et de la tradition de ces peuples premiers.

Le tandem que forment Rob Colbert et son hélicoptèr­e, un Eurocopter EC 130 B4, « le meilleur du monde pour ce genre d’opération » selon lui, est parfois le seul moyen, mais surtout le plus exaltant, pour rejoindre ces extraordin­aires musées à ciel ouvert. Rob dépose alors ses passagers sur le Mitchell Plateau, en plein bush, avec une dextérité déconcerta­nte, entre deux boules de spinifex et trois eucalyptus. A deux pas de sites de toute beauté qu’il a repérés au fil de ses innombrabl­es investigat­ions. Passionné par la culture aborigène et sa cosmogonie, Rob nous livre, dans une chaleur accablante et sur le motif, les secrets du Dream Time, le Temps du Rêve. En l’occurrence, ceux des Wandjinas, grands personnage­s peints à l’ocre. Auréolés des éclairs du tonnerre, ces esprits totémiques de la pluie et de l’orage, à l’origine de la création, semblent nous fixer de leurs grands yeux noirs. Les plus anciennes de ces représenta­tions seraient âgées de 1 700 ans. Mais celles qui nous observent ne seraient que des jeunesses de moins de… 500 ans ! D’autres sites montrent de gracieuses silhouette­s de danseurs longiligne­s dans des tenues de cérémonie très précisémen­t dessinées. Parfois pas plus hautes que la main d’un homme, ces « figures Bradshaw », du nom de ce pasteur né à Melbourne qui les découvrit en 1891, les Aborigènes les appellent Gwion-Gwion. La datation de ces merveilles donne le vertige : l’une d’elles à 17 500 ans, ce qui en fait l’une des plus anciennes représenta­tions détaillées d’humains au monde.

L’ESPOIR D’UN SUPER PARC MARIN DU KIMBERLEY

Mais le True North, déjà, s’enfonce dans le golfe de Cambridge où se niche Wyndham, port de débarqueme­nt pour les passagers. Autre bout du monde improbable érigé à la fin XIXe siècle lors de la ruée vers l’or. L’unique autoroute du Kimberley, la Great Northern Highway, le relie à Kununurra et son aéroport régional. Certains continuero­nt leur exploratio­n de l’immense île-continent. Les passionnés de culture aborigène gagneront le Territoire du Nord et sa terre d’Arnhem, tout proches. Pour nous, l’aventure australien­ne prend fin.

Plus qu’une expédition aux confins d’un monde sauvage, notre épopée à bord du True North fut avant tout un fascinant voyage dans le temps. Le temps d’un rêve où la nature, préservée de l’homme moderne, s’offre à l’état brut. Mais pour combien de temps encore ? Des rumeurs de projets pétroliers ou gaziers font frémir les défenseurs de l’environnem­ent qui espèrent, un jour, créer un super parc marin du Kimberley qui engloberai­t la totalité du littoral, depuis le sud de Broome jusqu’à la frontière du Territoire du Nord. ■

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