L’ÉCOLE DES MAHARADJAHS
Reportage
Le Mayo College, au Rajasthan, est surnommé l’Eton indien. Cet établissement au chic victorien a accueilli, dès 1875, les fils de maharadjahs et reçoit aujourd’hui les enfants des élites du sous-continent.
En octobre 1875, lorsque le premier élève du Mayo College, à Ajmer, en Inde, se présente aux portes de son nouvel établissement, la direction venue l’accueillir cache mal sa surprise. Le jeune homme, installé dans un palanquin, sur le dos d’un éléphant couvert de soie et d’or, est suivi de trois cents domestiques, d’une vingtaine de chevaux et de leurs palefreniers, de deux vétérinaires, eux-mêmes accompagnés de tigres en cage, et de chameaux porteurs de son mobilier. Il s’agit de Mangal Singh, maharadjah d’Alwar, demi-dieu d’un petit royaume du Rajasthan, dans le nord de l’Inde, qui vient poursuivre ses études dans un établissement hors normes, que l’on qualifiera plus tard d’école des maharadjahs ou d’Eton indien.
Sa venue a pourtant été soigneusement préparée. Le prince a fait construire à grands frais une maison, Alwar House, pour lui et sa garde rapprochée, tandis que son équipage, serviteurs, blanchisseurs, cuisiniers et goûteurs, vivent dans une maison au nord du campus. D’autres maharadjahs, originaires de tout le sous-continent, le rejoindront dans les mois suivants, avec des suites plus ou moins impressionnantes, après s’être fait édifier leurs propres bâtiments. L’idée d’un collège pour les élites indiennes revient au colonel M. F. K. Walter, qui, après la mutinerie des soldats indiens de la Compagnie anglaise des Indes orientales (également appelée première guerre d’indépendance indienne), en 1857, pense qu’il faut resserrer les liens avec les princes et les chefs locaux appelés à régner, en les formant à l’anglosaxonne.
“QUE LA LUMIÈRE SOIT”
Richard Bourke, sixième comte de Mayo et vice-roi des Indes entre 1869 et 1872, trouve l’idée séduisante et fonde le Mayo College en 1875. Le projet prend forme sur 22 hectares à l’extérieur de la ville d’Ajmer, située à 400 kilomètres de New Delhi. Son modèle ? La réplique exacte des meilleures boarding schools britanniques. Ses armes ? Un blason tenu par deux guerriers rajputs, sur lequel figurent la Lune et le Soleil, les couleurs sacrées du Rajasthan, un fort, et
cette devise, qui vaut tous les discours : « Let there be light » (Que la lumière soit). Une création de John Lockwood Kipling, professeur et père du célèbre poète Rudyard Kipling. En 1877, l’école inaugure une seconde maison, Sherring House, tandis que les ouvriers se consacrent désormais au bâtiment principal, qui sera la vitrine de Mayo. Le vice-roi l’a voulu dans un style indo-sarrasin, considéré par les Britanniques comme le mieux adapté aux princes indiens. Il incorpore délibérément les styles hindou, musulman et européen afin de symboliser l’harmonie entre les différentes communautés. Construit par le major Mant, architecte militaire, avec le même marbre que celui qui servit à l’édification du Taj Mahal, il sera achevé en 1885, après huit ans de
Fondé en 1875 sur un parc de 22 hectares par la volonté du vice-roi des Indes, il est la réplique exacte des collèges britanniques réservés à l’aristocratie
travaux. En 1896, une photo confirme le succès de l’école. On y voit une cinquantaine de princes de 8 à 18 ans posant pieds nus, sabre à la main, parures autour du cou, coiffés de turbans que l’on sait chatoyants. Lord Macauley, père de l’éducation moderne indienne, avait déclaré : « Il s’agit pour nous de créer une élite indienne par le sang et la couleur, mais anglaise par ses opinions, sa morale, et son intellect. » Son pari est réussi.
777 ÉLÈVES DANS UN JARDIN D’ÉDEN
Cent quarante-trois ans après sa fondation, l’école des maharadjahs est toujours dans le peloton de tête des meilleures boarding schools indiennes. Elle accueille cette année 777 élèves sur 76 hectares, dans douze maisons reliées par 4 kilomètres de routes.
Quarante-six jardiniers prennent soin de 10 000 arbres, refuges d’écureuils et de 24 espèces d’oiseaux, dont le vanneau indien, appelé par les mayoites le « did you do it » à cause de son sifflement. Des dizaines de paons, symboles de l’école, parcourent également le campus. Toutes les maisons portent le nom de régions, villes ou royaumes indiens – Bikaner, Jodhpur, Jaipur, Cachemire – et abritent les élèves selon leur âge. Les 9-12 ans partagent des dortoirs à plusieurs, les 14-18 ans ne sont que deux par chambre.
DES JOURNÉES BIEN REMPLIES
Les élèves, comme la centaine de professeurs, respectent un emploi du temps réglé comme du papier à musique : lever à 6 heures, verre de lait chaud et biscuit, entraînement physique de trente minutes, retour en maison pour une douche et petit déjeuner à 8 heures. A 8 h 30, tous les élèves se retrouvent en uniforme au Assembly Hall, dans le bâtiment principal, et reprennent en choeur une des nombreuses prières communes. « Créateur de la vie et de la lumière, sois remercié aujourd’hui pour la beauté du monde, pour l’éclat du soleil et pour les fleurs, pour les orages, les nuages et les nuits étoilées, pour la première lueur de l’aube et les derniers feux du couchant. Nous te remercions pour la joie, la douceur d’un mouvement, pour une eau profonde dans laquelle nager, le parfum de la pluie sur un sol sec, pour ces collines à escalader et un travail difficile à réaliser, pour cette musique qui élève nos coeurs dans un souffle vers le paradis, et la main tendue d’un ami. » Cette prière achevée, certains professeurs prennent la parole sous les portraits et les armes d’une demi-douzaine de maharadjahs en habits d’apparat. Ces altesses sont d’anciens élèves qui ont financé la construction d’une maison portant le nom de leur royaume ou d’un pavillon en marbre rose pour assister aux compétitions de cricket, de polo ou de hockey sur gazon. Les cours commencent à 9 heures dans 35 salles, s’interrompent à 11 h 30 pour un tea break d’un quart d’heure, avant de reprendre jusqu’à 13 h 30, heure du déjeuner. Dans les cuisines, six cuisiniers et une dizaine de serveurs se préparent à recevoir une déferlante d’élèves affamés. Sur les tables, ils disposent déjà des plats végétariens, des galettes chaudes, du riz, des currys de légumes et quelques plats de viande de poulet. Des pichets de citronnade salée ou sucrée accompagnent les plats, et un dessert est placé devant chaque assiette. A leur entrée en rang dans l’immense réfectoire, les mayoites se tiennent debout le temps d’une courte prière puis s’assoient. Après le déjeuner, une heure et demie de repos précède des sessions de travaux pratiques : dessin, sculpture, musique militaire, contemporaine ou traditionnelle. Place ensuite au sport. Les élèves ont l’embarras du choix entre 12 terrains de tennis ou de basket, une piscine, un golf de neuf trous, du polo, de l’athlétisme, du cricket, du tir à l’arc, au fusil, du squash ou de l’équitation.
Pour encadrer les élèves, 120 professeurs vivent sur le campus, appuyés par des capitaines : des aînés, responsables des dortoirs et des sports, qui veillent à faire respecter l’esprit et les interdits, en étant à l’écoute de tous. « Certains capitaines sont bien plus craints que moi », nous explique en souriant le lieutenant général de cavalerie Surendra Kulkarni, ancien élève et directeur de Mayo depuis 2015. Il vit avec Pravina, son épouse, dans une belle maison au jardin soigné et au gazon irréprochable, assisté d’un important personnel. « Je suis un old boy (ancien élève) mais je n’aurais jamais imaginé diriger l’école qui m’a formé, nous raconte-t-il devant une tasse de thé. En 2014, je me préparais à la retraite lorsqu’un ami me signala que le collège cherchait un nouveau directeur et que je devrais postuler. Pas question, lui dis-je, j’ai fait toute ma carrière dans les chars, je suis un militaire. Il me propose alors de le rejoindre au très chic Gymkhana Club de Delhi pour en parler avec d’autres old boys et, à la fin d’un déjeuner de quarantecinq minutes, ils m’ont convaincu d’envoyer mon CV. Je n’y croyais pas beaucoup mais, quelques jours plus tard, j’ai reçu un coup de téléphone d’un ami, me disant que, lors d’une réunion très importante de la direction du collège, celle-ci avait annoncé le départ du directeur et mon arrivée prochaine pour le remplacer. Un mois plus tard, je revenais à Mayo comme directeur. »
CONSCIENTS D’ÊTRE PRIVILÉGIÉS
Le réseau des 5 500 anciens élèves, où se côtoient maharadjahs, chefs d’entreprise, stars de cinéma, ambassadeurs, généraux et ministres, est particulièrement efficace. Les old boys se retrouvent régulièrement à Mayo lors d’un passage ou à l’occasion d’un anniversaire de sortie du collège. Swarnendu Kumar Biswas, originaire de Calcutta, est un ancien élève employé par l’école comme coach pour le développement personnel. « Mes parents étaient médecins tous les deux et n’avaient malheureusement pas assez de temps pour nous donner l’éducation qu’ils souhaitaient, expliquet-il. Ils ont alors pensé à Mayo. Mon père m’y a accompagné et j’ai tout de suite aimé cet endroit en visitant le campus, et pourtant je n’avais que 11 ans. J’en suis sorti sept ans plus tard en m’étant fait beaucoup d’amis et de souvenirs. Le meilleur ? C’est lorsque,
Toutes les maisons portent le nom d’une ville indienne ou d’un ancien royaume : Bikaner, Jaipur, Jodhpur, Cachemire
les soirs d’hiver, nous allions voir un film en plein air, Les Canons de Navarone,
des James Bond ou des Bruce Lee. Enveloppés dans des couvertures au pavillon rose, nous vivions des soirées magnifiques. Aujourd’hui, en tant que conseiller, je veux rendre à Mayo ce que le collège m’a apporté. L’école est devenue ma seconde maison. »
Ce système éducatif exceptionnel a un coût : 10 000 euros par an, une fortune en Inde. « Nous sommes conscients d’être privilégiés », nous disent les élèves que nous avons rencontrés. Ils portent tous l’uniforme, une chemise blanche et un short gris pour les plus jeunes, un pantalon pour les plus âgés.
« Nous avons tous 12 chemises, 12 pantalons et 2 paires de chaussures noires,
expliquent-ils. Chaque mercredi, nous déposons notre linge sale, que nous récupérons quatre jours plus tard. Pour ce qui concerne les sports, nous avons un large choix si ce n’est qu’il faut payer un supplément pour le golf et l’équitation et acheter notre équipement. De temps en temps, nous avons le droit de passer la journée à Ajmer pour aller manger un sandwich ou aller au cinéma, mais on ne nous accorde que peu d’argent de poche. »
UN MUSÉE DE LA TRADITION
Tous les mayoites sont d’accord sur la finalité de leur enseignement, que résume parfaitement Promod K. Rankawa, directeur des études : « Les professeurs veulent développer chez leurs élèves une capacité d’adaptation pour affronter sereinement un monde en perpétuel changement. Lorsque l’école décide d’un changement dans son enseignement, ça n’est jamais cosmétique, c’est systémique. Chez nous, les événements ne sont pas des événements sans lendemain, mais la naissance de nouvelles activités. »
Mayo est très fier de son musée, situé au centre du collège. On y retrouve des objets et des photos d’époque qui retracent son histoire et, dans les étages supérieurs, des portraits des différents principaux qui l’ont dirigé. Ceux-ci côtoient de grands tableaux des rois George V et Edouard VII, des vitrines de coquillages, de pierres
Ce système éducatif exceptionnel, qui prône les valeurs du respect et forme les futurs dirigeants du pays, a un coût : 10 000 euros par an, une fortune en Inde
dures, d’animaux de toutes sortes. Au mur, on a suspendu quelques trophées de tigres, cerfs et buffles aux cornes impressionnantes. Puis on traverse des salles consacrées à la numismatique internationale, aux armes des guerriers indiens et à des photos du collège et des générations précédentes. Chaque jour, des professeurs y emmènent leur classe pour parler de nature et d’histoire. Assis par terre, les élèves les plus jeunes n’hésitent pas à prendre la parole, mis en confiance par des maîtres bienveillants. Régulièrement, jeunes ou moins jeunes participent à des compétitions sportives entre maisons, sur le grand stade qui jouxte le bâtiment principal. Plus loin, d’autres élèves s’entraînent au tir à l’arc ou au polo, sur un gazon digne des plus beaux jardins anglais. Lors de deux jours consacrés à la francophonie, ils ont accueilli un soir dans l’amphithéâtre en plein air l’ambassadeur de France, spécialement venu de Delhi, pour lui présenter un spectacle composé de chants et de poésies récitées en français. A son arrivée, le diplomate a eu droit à une visite du collège en carrosse, aux côtés des directeurs de l’école et des études.
EN FRANCE, L’ÉCOLE DES ROCHES
Ce qui surprend à Mayo, c’est d’abord l’absence totale de téléphones portables. Aucun élève n’est autorisé à en utiliser un, et, s’ils doivent appeler leurs parents, ils le font d’une ligne fixe. Cela ne semble priver personne. C’est ensuite la politesse des enfants et leur respect des règles. On se lève à l’entrée d’un professeur ou d’un étranger, et on se salue sans contrainte. Les plus petits peuvent toujours se confier à une maîtresse de maison, si leurs parents leur manquent trop.
Chaque année se termine sur la remise des prix. Une fête exceptionnelle, certes formelle, au cours de laquelle se succèdent séances de photos officielles, défilés des élèves, des capitaines en turban, show hippique et remise des prix par une personnalité comme les chefs de la marine nationale ou de l’armée de terre, un ministre, un ancien élève prestigieux. Tout le monde garde en mémoire la remise des prix par Indira Ghandi, Première ministre à l’époque. Les parents peuvent assister à cet événement lorsqu’ils n’habitent pas trop loin. En France, l’Ecole des Roches, fondée en 1899 par Edmond Demolins est la copie conforme du Mayo College. Installée en Normandie à Verneuilsur-Avre, elle accueille plus de 400 élèves, garçons et filles répartis dans 7 maisons. Les chefs de maison, appuyés par des capitaines, veillent ensemble sur l’esprit de l’école et font respecter un emploi du temps équilibré et strict. L’éducation laisse une grande place à une demi-douzaine de sports (tennis, piscine, athlétisme, hippisme, escrime…) et à des séances de travaux pratiques pour développer l’esprit créatif. Sa devise, « Bien armé pour la vie », comme celle de Mayo, « Que la lumière soit », n’ont jamais été aussi modernes dans un monde globalisé qui a perdu ses repères. ■