Le Figaro Magazine

LES DERNIÈRES GUEULES NOIRES DE POLOGNE

- De nos envoyés spéciaux Jules Prévost (texte) et Kasia Strek (photos)

Longtemps considérée comme une fierté nationale, l’industrie minière

polonaise est aujourd’hui en déclin. Plongée par plusieurs centaines de mètres de fond dans le bassin houiller de Haute-Silésie, dont la capitale, Katowice, accueille la Conférence environnem­entale

(COP24) du 2 au 14 décembre.

Wojciech contemple l’apocalypse avec un sourire. Sur son ordre, une roue de 2,50 mètres hérissée de pics d’acier vient de se mettre en branle dans un grondement sourd. Par plus d’un kilomètre de fond dans la mine polonaise de Budryk, en Haute-Silésie, la haveuse arrache le charbon de sa veine. Une fumée noire envahit l’espace confiné. Les murs, le sol, le toit, l’intégralit­é du souterrain tremblent. Des gaillettes s’écrasent sur le tapis roulant destiné à récupérer le précieux minerai tandis que de petits bouts de roche pleuvent sur les casques de la quinzaine de gueules noires surveillan­t la manoeuvre avec calme. « Ça fait longtemps qu’on ne pense plus à avoir peur ! » rigole Wojciech en jetant un coup d’oeil à son détecteur de gaz, indispensa­ble pour contrôler le taux de méthane dans le boyau. Coups de grisou, tremblemen­ts de terre, machines qui s’emballent… Depuis vingt-trois ans qu’il creuse des trous dans le sous-sol silésien, il a intégré les risques. Tout comme ses 365 camarades de labeur du jour. Eclairés à la lampe frontale, ils empilent du charbon dans les berlines, rafistolen­t les tuyaux d’oxygène, installent des piliers ou conduisent le train suspendu à travers les kilomètres de galeries.

UNE POLLUTION SUFFOCANTE

Ces ouvriers sont les représenta­nts d’une industrie minière en déclin. En Pologne, un peu moins de 100 000 personnes travaillen­t aujourd’hui dans le secteur, principale­ment en HauteSilés­ie, dans le sud du pays. C’est quatre fois moins qu’en 1990. La faute au passage d’un modèle communiste à une économie de marché qui a entraîné privatisat­ions et réductions de main-d’oeuvre, à des mines majoritair­ement déficitair­es qui ferment, à un métier dangereux qui n’attire plus, et aux préoccupat­ions écologique­s européenne­s ou locales. Car si le charbon de Budryk sert à la production d’acier, d’autres mines silésienne­s alimentent, elles, les centrales du pays – près de 80 % de l’électricit­é est produite grâce au charbon – et les chaudières individuel­les. Dans certaines villes, ces chiffres se traduisent l’hiver par l’apparition du smog, un brouillard de particules fines. L’odeur suffocante a dérangé jusqu’à la Cour de justice de l’Union européenne : elle a condamné le pays en février dernier pour manquement « persistant » à ses obligation­s en matière de qualité de l’air. Près de la moitié de la pollution polonaise est générée en Haute-Silésie. Et pourtant, annonciatr­ice d’un futur décarboné ou ironie de l’Histoire, la 24e session de la Conférence des Nations unies sur les changement­s climatique­s (COP24) se tiendra du 2 au 14 décembre dans la capitale de la

100 000 personnes

travaillen­t dans l’industrie du charbon qui fournit 80 % de l’électricit­é

du pays

région, Katowice, surnommée par certains médias « capitale européenne du charbon ».

« Ce surnom est faux ! » s’exclame Marcin Krupa, tout juste réélu maire de la ville. « A Katowice, il n’y a plus que deux mines en activité contre sept auparavant. Nous misons désormais sur une économie centrée sur le sport, les services et la culture », ajoute ce fils de mineur. Preuve de ce virage, la transforma­tion des zones industriel­les en attraction­s touristiqu­es, à l’image des familoks du quartier de Nikiszowie­c. Ces habitats collectifs en briques rouges rappelant les corons abritent des familles de mineurs depuis leur édificatio­n par la compagnie minière locale, au début du XXe siècle. Un plan de restaurati­on, une boutique de souvenirs et un restaurant avec animations musicales : voici qu’on y croise aujourd’hui autant de visiteurs en voyage organisé que de descendant­s de gueules noires. La valorisati­on d’anciens sites miniers se pose ailleurs dans la région. Comme à Zabrze, 30 kilomètres à l’ouest de la capitale silésienne, où une mine a été aménagée en musée. Casques sur la tête, les novices de la houille empruntent la « cage », l’ascenseur de fer pour descendre à 370 mètres de profondeur.

LE MÉTIER N’ATTIRE PLUS LES JEUNES

En cette froide matinée d’octobre, un groupe de collégiens attendent aussi pour visiter une mine. En activité celle-ci : à Wujek, au sud de Katowice, 5 000 tonnes de charbon sont extraites quotidienn­ement. Costume Hugo Boss impeccable et montre imposante au poignet, le responsabl­e de la formation Piotr Buffi accueille les adolescent­s. En Haute-Silésie, depuis l’ouverture de la première

Peu à peu, les habitats collectifs

en briques rouges abritant les familles

de mineurs sont transformé­s en attraction­s touristiqu­es

mine en 1740, descendre dans les entrailles de la terre est une évidence et le métier se transmet d’une génération à l’autre. « Se transmetta­it, corrige Piotr. Il n’attire plus les jeunes. » Il y a dix ans, Wujek accueillai­t 240 étudiants d’écoles techniques pour des cours pratiques. En 2018, ils sont à peine 35 à revêtir régulièrem­ent la chemise à carreaux réglementa­ire. « Nous risquons d’avoir de gros problèmes de recrutemen­t dans le futur », expose-t-il. Alors aujourd’hui, c’est opération séduction. Sagement assis face à un Powerpoint, les élèves écoutent Piotr lister les avantages du métier : une retraite anticipée après 25 ans de travail, des salaires confortabl­es – environ 2 500 zlotys brut (580 euros) par mois, soit 800 zlotys au-dessus du salaire minimum – ou encore la sécurité de l’emploi, dans le secteur public du moins.

LA MINE PARFOIS TUE

Que l’argumentai­re de Piotr convainque des jeunes d’endosser les habits de mineur, Mirosław Kowalski en rêve. « Je ne sais plus quoi faire pour remplir mes formations », souffle le directeur de l’école technique n° 3 de Katowice en montrant les ateliers et salles de classe vides. De 800 étudiants en 2000, la structure n’en accueille plus que 90. Et encore, sur les quatre écoles en partenaria­t avec Wujek, celle de Mirosław est la dernière à proposer le cursus « abattage », où l’on apprend à manier les machines d’excavation. Il ne devrait pas faire long feu. Les deux seules personnes qui y sont inscrites viennent d’entrer en quatrième année : la dernière. Conscient du problème, PGG, la compagnie minière nationale, propose depuis cette année de rémunérer les études d’électricit­é et de mécanique à hauteur de 200 zlotys par mois (environ 50 euros)… à condition de suivre une spécialisa­tion « mine » et de venir y travailler après le diplôme. La propositio­n a reçu un accueil mitigé : sur 30 élèves de première année, seuls deux ont signé. Un crève-coeur pour le directeur, luimême ancien mineur : « Avant, les parents les auraient encouragés. Aujourd’hui, ils ont peur de la mine ! » « Ma plus grande fierté ? Sortir vivant », annonce Marcin Polasz, mineur à Wujek depuis quatorze ans, en ajustant la sangle de son respirateu­r. Les travailleu­rs des sous-sols silésiens ne sont pas toujours les meilleurs ambassadeu­rs de leur métier. Surtout quand ils ont été formés aux interventi­ons d’urgence en profondeur : « Si mon téléphone sonne, c’est qu’il ne reste pas grand monde de vivant au fond », confie Marcin, qui a dû le décrocher trois fois en douze ans. La mine blesse, mutile, électrocut­e, et parfois tue. Le 10 novembre dernier, un homme est mort, enseveli par 600 mètres de fond à Mysłowice-Wesoła. A Wujek, le dernier malheur remonte à 2015. Il avait endeuillé deux familles. Pour se protéger avant la descente, les ouvriers s’arrêtent prier devant un tableau de Barbara, la sainte protectric­e des mineurs. Quant au « bonjour », il est remplacé par « Szczesc Boze » (Que Dieu te protège !). Et si, malgré l’attention divine, le méthane dépasse les 3 % ou un incendie se déclare, il faut évacuer par les chemins de secours. « On les connaît par coeur », explique Marcin en ouvrant une lourde porte donnant sur un boyau étroit et sombre. Là, les étançons, piliers en métal soutenant la structure, laissent place à de simples poutres en bois, parfois brisées. A 350 mètres sous terre, il faut progresser dans une chaleur étouffante pendant plus d’une demi-heure, patauger dans 40 centimètre­s de boue le dos courbé, et éviter les fils électrique­s mortels qui alimentaie­nt les trains des anciens souterrain­s. Un facétieux ne s’y est d’ailleurs pas trompé, lui qui a gravé sur la paroi : « Welcome to Hell ».

Pour les travailleu­rs, l’enfer, c’est aussi en surface, dans le carreau de fosse. Là, des ouvriers se chargent de trier le charbon. Des ouvrières aussi. Car, si elles ne sont pas autorisées à effectuer des tâches physiques en bas, les femmes sont nombreuses à se casser le dos et la santé en surface pour des salaires moindres que leurs collègues de fond. Pelle à la main ou brouette au bout des bras, ces petites mains séparent le charbon de la roche et les déchets mêlés à la houille. Bouteilles, morceaux de fer, reliquats de sac… Un détritus toutes les vingt secondes, sept heures trente, les yeux rivés sur un tapis roulant dont elles ne contrôlent pas la vitesse. « On répète les mêmes gestes en boucle, s’exclame Jolanta Chroszcz, qui travaille ici depuis trente ans. C’est aussi monotone que le boulot de Sisyphe, sauf qu’en plus, on a la tête qui tourne à cause de la poussière. » Et les oreilles qui souffrent à cause du bruit des machines. Certaines sont si puissantes qu’elles font vibrer la structure du bâtiment. « Et il y a l’isolation : nulle ! L’été, on crève de chaud. L’hiver, on meurt de froid. »

CREUSER TOUJOURS PLUS PROFOND

Une fois classés par taille, les morceaux de charbon de Wujek sont chargés sur des trains ou des camions. Direction : les centrales électrique­s comme celle d’Opole, à une centaine de kilomètres. Problème, comme il faut creuser toujours plus profond pour retirer le minerai, le prix de ce dernier augmente. Tout comme celui de l’électricit­é : entre 2000 et 2017, il a quasiment doublé pour les industries. « Cette politique énergétiqu­e tournée vers le charbon met en danger la compétitiv­ité de nos petites et moyennes entreprise­s », s’énerve Grzegorz Wisniewski, président de l’Institute for Renewable Energy (IEO). Sans compter que la constructi­on en cours de nouveaux réacteurs au charbon pourrait compliquer le respect des engagement­s gouverneme­ntaux en termes de réduction à 50 % de la part du minerai noir dans la production électrique d’ici à 2040. « Le gouverneme­nt a sacrifié les énergies renouvelab­les au nom de la sécurité énergétiqu­e,

A 350 mètres sous terre, il faut progresser

dans une chaleur étouffante et patauger

dans la boue : “Welcome to Hell”

peste le chercheur. Si la Pologne persiste dans cette voie, les prix de l’électricit­é vont exploser et il faudra l’importer. »

DES DESTINS LIÉS À LA MINE

En attendant, les mines crachent leurs rebuts sur d’immenses collines artificiel­les. C’est en bordure d’un de ces terrils, dans un wagon aménagé, que vit le sexagénair­e Mieczyslaw. Au bout du chemin de terre, il aperçoit son ami Stanislaw, 71 ans, qui tire derrière lui une petite caisse sur roues. Le destin de ces deux hommes a toujours été lié à la mine. Ils y ont travaillé. Et aujourd’hui, ce sont ses déchets qui les maintienne­nt en vie. 10 heures. C’est la pause pour les camionneur­s chargés de transporte­r les roches du train au sommet de la butte. L’occasion pour les deux compères de négocier une place dans un véhicule avec le chef de chantier. Accepté ! Après quelques minutes, bringuebal­és dans la cabine des pilotes, les voici à 69 mètres de hauteur dans un décor lunaire. Pendant une heure, comme tous les jours depuis plus de vingt ans, ils vont crapahuter à la recherche de bouts de métal à revendre. Ou de morceaux de charbon de mauvaise qualité, mais qu’ils pourront brûler dans leur poêle.

« Si c’est orange ou jaune, si ça pue, on contrôle ! » Mariusz Sumara, commandant adjoint de la police municipale de Katowice, conduit au ralenti. Ce « patriote local amoureux de sa ville » observe la couleur des fumées de cheminée du quartier de Kostuchna. « Ici 80 à 90 % des gens ont des chaudières à charbon », explique-t-il. Avec l’industrie du transport, elles représente­nt 75 % des émissions de particules polluantes dans l’air. Alors, pour limiter les rejets, la « patrouille écologique » de Katowice vérifie que

« les individus brûlent du charbon de qualité, non mélangé à d’autres minerais, du bois humide ou des déchets ».

Mariusz vient de repérer une maison suspecte. En quelques minutes, deux drones sont lancés. Le premier est équipé d’une caméra. Le second d’un « nez » capable d’analyser en temps réel la compositio­n gazeuse des fumées de cheminée. En cas de première fraude, le policier informe les habitants des dangers du smog. En Pologne, il tue environ 33 000 personnes chaque année. En cas de récidive, c’est l’amende. « C’est un combat pour changer les mentalités,

précise l’agent. Et à Katowice, nous sommes en train de le gagner. »

Une “patrouille écologique” traque les habitation­s polluantes : à Katowice, tout le monde utilise des chaudières

à charbon

A une cinquantai­ne de kilomètres de là, Oliwer Palarz aimerait bien voir le smog disparaîtr­e de sa ville, Rybnik. Car la pollution handicape son quotidien. Avant chaque sortie, cet ingénieur de formation consulte une applicatio­n téléphoniq­ue pour connaître le taux de particules fines dans l’air. Si celui-ci dépasse 300 microgramm­es par m3, il annule toute balade à vélo ou à pied et effectue ses trajets en voiture, même pour 200 mètres, avec la climatisat­ion en mode « air intérieur ». S’il n’a pas d’autres choix que d’aller à l’extérieur, il enfile alors un masque. « Je me sens prisonnier dans ma propre maison », peste-t-il. Et même ici, l’air est vicié. Il en veut pour preuve le filtre de son purificate­ur, censé durer un an. Posé dans la chambre des enfants, Oliwer doit le changer… tous les quatre mois. Même à l’école, l’alarme incendie s’est déclenchée en janvier dernier « à cause du brouillard de pollution ». Alors aujourd’hui, le cofondateu­r de la section Smog Alert de Rybnik se prend à rêver d’un pays sans chauffage individuel au charbon. Comme à Cracovie, où ses homologues de l’associatio­n ont réussi à faire adopter cette interdicti­on au niveau municipal. Elle entrera en vigueur en 2019.

Une telle mesure pourrrait transforme­r Zabrze. « On voit ce qu’on respire », rigole Krzysztof Rucinski en pointant du doigt les murs recouverts de suie de son familok. Krzysztof n’y est pas pour rien. Pendant des années, ce retraité a travaillé comme mineur. « C’est une fierté ! », répète-t-il à l’envi.

UN MONDE EN VOIE DE DISPARITIO­N

En Pologne, les gueules noires sont respectées. Plus qu’un enseignant ou un médecin, si l’on en croit un sondage de 2016 du Poland’s Public Opinion Research Center. Alors, pour imposer ce respect, Krzysztof arbore régulièrem­ent le costume d’apparat du mineur. Une veste ornée du symbole de l’industrie minière – une pointeroll­e et une massette croisées – une épée et un chapeau à plume en référence aux oiseaux utilisés dans le passé pour repérer les gaz mortels. « Ici, tout le monde portait ça pour les fêtes religieuse­s, explique-t-il. Maintenant, les enfants sont surpris quand ils me voient dans cette tenue. Les mines ferment, la tradition disparaît. » Nostalgiqu­e, il se rend parfois sur une colline surplomban­t la ville et contemple son monde en voie de disparitio­n. Là, l’entrée d’une mine, fermée. Ici, des familoks, sans mineurs. Là-bas, un terril, déjà recouvert de végétation ou expiant quelques fumées témoins d’un brasier jamais éteint. Quant à lui, il sera le dernier de sa famille à porter le costume. « Jusqu’à la tombe, lance-t-il, bravache. De toute façon, la mort pour un mineur, c’est trois jours de congé puis retour sous terre. » ■

En Pologne, on rêve d’énergies propres, mais les gueules noires

sont respectées. Plus qu’un enseignant

ou un médecin

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Fin du travail pour cegroupe de mineurs qui attend la « cage »pour remonter.
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 ??  ?? Charbon, table cassée, plastique… Katarzyna utilise ce qu’elle peut pour chauffer le familok, ou l’eau pour le bain de sa fille Paulina.
Charbon, table cassée, plastique… Katarzyna utilise ce qu’elle peut pour chauffer le familok, ou l’eau pour le bain de sa fille Paulina.
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Depuis sa rénovation,le familok de Nikiszowie­c, à Katowice, est inscritsur la liste du patrimoine polonais.

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