IL VITTORIALE, UNE FOLIE ITALIENNE Culture
Au-dessus du lac de Garde trône un incroyable palais qui fut la dernière demeure de Gabriele D’Annunzio. Le poète-soldat en délicatesse avec le fascisme triomphant avait entrepris d’en faire sa plus grande oeuvre d’art : un gigantesque cabinet de curiosit
Lorsque le temps le permet, le vacancier naviguant sur les eaux du lac de Garde peut apercevoir une tache blanche au-dessus de la bourgade de Gardone Riviera. C’est le mausolée où repose Gabriele D’Annunzio, surplombant, à flanc de colline, les 9 hectares de son domaine : Il Vittoriale degli Italiani (Les Victoires des Italiens), plus communément nommé Il Vittoriale. Plus de 200 000 touristes, dont une majorité d’Italiens, s’y massent chaque année pour visiter le plus délirant des domaines qu’on puisse imaginer : si Des Esseintes, le héros d’A Rebours, de JorisKarl Huysmans, avait existé, c’est là qu’il aurait habité. Gabrielle d’Annunzio : poète, romancier, dramaturge. Mais aussi guerrier, nationaliste, esthète, érotomane, obsédé par l’action, la vitesse, la beauté et le mouvement. C’est pourtant au Vittoriale qu’il s’immobilisa durant les dix-sept dernières années de sa vie. Francophile affirmé, il était également un germanophobe notoire, écrivant à Mussolini en 1934 : « Je sais que tes hésitations cèdent la place à ta sagacité virile, et que tu as si bien su repousser ce félon de Hitler, à l’ignoble face ternie sous les taches indélébiles de peinture où il avait trempé sa mèche de clown féroce qui se prolonge jusqu’à la racine de son nez nazi. Avec son gros pinceau de barbouilleur, Hitler couvre de sang l’humain et le divin. » Puis, ajoutant, à propos des Allemands : « Ce serait la fin de notre civilisation européenne si ce pays d’assassins et de pédérastes devait submerger le continent. » Il n’a pas non plus de sympathie particulière pour les fascistes, qu’il décrit comme de la « carne agglomerata » (chair pressée). Il a refusé la proposition d’une candidature sur les listes fascistes, n’a pas renouvelé sa carte des Faisceaux, et lorsque le secrétaire du parti, Michele Bianchi lui envoie une lettre qu’il achève par un tonitruant « Vive le fascisme ! », D’Annunzio lui répond fermement : « Je n’ai eu, et je n’ai, je n’aurai jamais à prononcer qu’un cri : Vive l’Italie ! »
Pourtant, ce Vittoriale, il le doit largement à Mussolini. Lorsqu’en octobre 1921, il achète la villa Cargnacco, ancienne propriété d’un historien de l’art allemand, Henry Thode, D’Annunzio a 58 ans, et sa gloire – il a été, en Italie, mais également dans toute l’Europe, une véritable star, admiré par Joyce comme par Mallarmé, Debussy ou l’abbé Mugnier, le fameux « curé mondain » – est largement ternie par l’épisode de Fiume. Héros de la guerre, il a perdu un oeil
En tout, le Vittoriale abrite plus de 10 000 objets et 33 000 livres reliés
au combat, participé à l’attaque du port austro-hongrois de Bakar à bord d’un lance-torpilles, bombardé Vienne depuis un avion biplace de tracts poétiques incitant ses habitants à se rendre, après un vol de plus de 1 000 kilomètres. Puis avec des déserteurs et plus de 200 hommes qu’il appelle ses « légionnaires », il s’est emparé de la ville de Fiume, en Dalmatie (désormais la Croatie, où la cité s’appelle Rijeka), qu’il dirigea durant quinze mois sous le titre de Comandante, avant que l’armée italienne – les soldats de son propre peuple – ne la bombarde et la libère en décembre 1920. C’est le fameux « Noël sanglant », que D’Annunzio n’oubliera jamais : ce fiasco est le grand drame de sa vie. Il voue une haine féroce au roi VictorEmmanuel III, qui lui-même goûte peu l’oeuvre du poètesoldat – il est d’ailleurs peu porté sur les lettres. C’est donc après cet échec qui le laisse profondément meurtri qu’il décide de se retirer au Vittoriale. Mais il faut « dégermaniser » l’ancienne propriété de Henry Thode, et tout transformer pour faire de ce domaine une authentique oeuvre d’art à sa propre gloire : « Après trop d’années imparfaites, j’ai reconstruit l’intérieur de mon univers, et j’en suis l’unique seigneur. Je crée, je transforme, j’invente. » * Mais D’Annunzio est endetté et ce qu’il entend faire de sa propriété coûte une fortune.
Mussolini, qui voit en lui un contestataire gênant – la popularité de l’écrivain est encore immense en Italie –, contribue largement à financer les délires esthétiques de cet encombrant dandy mégalomane. A condition que le domaine, rebaptisé Il Vittoriale degli Italiani en mai 1923, soit légué à l’Italie (le domaine, mais aussi tout ce qu’il contient), il accepte de verser des millions de lires pour mieux museler celui qui pourrait gêner la montée du fascisme. « Quand vous avez une dent pourrie qui vous fait mal, vous pouvez soit la faire arracher, soit la remplir d’or…. dans le cas de D’Annunzio, j’ai choisi la deuxième solution », affirmera le dictateur qui, en ayant reconnu le traité de Rapallo lui garantissant son indépendance, avait pour D’Annunzio, « lâché Fiume »…
En contribuant largement à financer sa folie d’esthète compulsif, Mussolini parvient
à museler celui qui pourrait être un en combrant critique du fascisme naissant
D’ANNUNZIO SE PREND POUR UN FRANCISCAIN
Dès lors, Gabriele D’Annunzio peut s’en donner à coeur joie : la maison principale, qu’il rebaptise le Prieuré (dans une débauche de luxe, l’esthète se prend désormais pour un franciscain, c’est sa nouvelle obsession), est réaménagée avec l’aide de l’architecte Giancarlo Maroni, ancien combattant parfaitement d’accord avec l’idéologie de son employeur. Les 19 salles d’origine sont divisées en 36 pièces thématiques souvent minuscules, baignées dans une obscurité quasi absolue : le poète borgne est devenu photophobe et ne supporte plus la lumière. Bibelots, tentures, vitraux, peintures, sculptures, hommages nombreux à Napoléon et à Michel-Ange… En tout, ce sont plus de 10 000 objets naviguant de l’Art nouveau à l’Art déco qui encombrent la demeure dont D’Annunzio entend faire sa dernière et plus remarquable oeuvre d’art. La salle de bains Bleue compte à elle seule plus de 900 objets. Une collection de 33 000 livres, majoritairement reliés, est répartie dans toutes les pièces. Ici, tout est lourd de symbolique, chaque pièce a été
minutieusement pensée par le maître, qui se met en scène un peu partout. Sa chambre est nommée la chambre du Lépreux car il se sait mis au ban de la scène politique. Une autre pièce, baptisée La salle des Reliques, réunit des objets représentatifs de toutes les religions, au milieu desquels trône le volant brisé du bateau à moteur de son ami sir Henry Segrave, mort durant une course nautique en Angleterre : c’est la religion de la vitesse qui trône au milieu des autres. Partout, des devises en italien, en latin ou en espagnol s’adressent aux visiteurs qui doivent, pour pénétrer dans l’antre du génie autoproclamé – « la poésie italienne est née avec 200 vers de Dante et, après une longue interruption, elle a repris vie avec moi », disait-il modestement –, emprunter l’un des deux vestibules : celui réservé aux indésirables (c’est là que Mussolini devait patienter parfois longuement), ou l’autre, accueillant les êtres dignes d’intérêt, c’est-à-dire les nombreuses femmes que le poète priapique, sous l’effet de la cocaïne dont il usait frénétiquement, entendait mettre dans son lit.
L’ancien écrivain si productif et amoureux du mouvement n’écrit quasiment plus et reste terré dans cette propriété qu’il ne cesse de décorer et améliorer, entouré de nombreux lévriers à qui il a donné des noms commençant tous pas la lettre D, comme le sien. Il fait appel aux plus prestigieux orfèvres, bijoutiers, sculpteurs, peintres fresquistes,
vitriers et graveurs, emploie pas moins de 15 domestiques, le tout étant largement financé par le Duce dès que l’acte de donation à l’Italie du domaine et de ses objets est signé le 22 décembre 1923, soit à peine deux ans après que D’Annunzio s’y fut installé. A l’occasion, le poète s’est fendu d’une déclaration pleine de la modestie dont il est coutumier : « J’ose offrir au peuple italien tout ce qui me reste et qu’à partir d’aujourd’hui je pourrai encore acquérir par mon travail, le fruit non d’une richesse inerte mais de l’esprit immortel. Moi qui fus jadis le vain laudateur de villas et palais somptueux, j’ai résolu d’enfermer ma tristesse et mon silence dans cette vieille maison rurale, non pour m’humilier mais pour soumettre à une épreuve encore plus difficile ma vertu de création et de transfiguration » *.
Pour le visiteur qui déambule dans cette « vieille maison rurale » qui ressemble à un palais, dans ces salles surchargées d’objets tous plus beaux les uns que les autres, c’est une féerie sans équivalent, un éblouissement permanent : le principe de l’accumulation y est élevé au rang d’art majeur. C’est un gigantesque cabinet de curiosités de 36 pièces à côté duquel l’intérieur de Serge Gainsbourg, rue de Verneuil passe pour un chef-d’oeuvre de dépouillement et de sobriété.
A l’extérieur du Prieuré, le délire est semblable : des canons ornent les ruelles, le croiseur Puglia ayant servi durant la guerre contre la Dalmatie, et dont le commandant Tommaso Gulli fut assassiné, flotte au milieu des cyprès, pointant, naturellement, vers la mer Adriatique. Plus loin, un amphithéâtre à ciel ouvert accueille aujourd’hui des concerts de toutes sortes (même Paul Weller y a joué !).
UN MAUSOLÉE UNIQUE
EN SON GENRE
Enfin, tout en haut du domaine, dominant le lac et touchant le ciel, trône le mausolée. Un ensemble blanc circulaire composé de plusieurs piliers supportant neuf sarcophages de style décrit par les historiens de l’art tour à tour comme « néo-mérovingiens », « néo-étrusques » ou « purement fascistes » : ici reposent les plus fidèles « légionnaires » de l’aventure de Fiume, la garde rapprochée de D’Annunzio. Autour, des sculptures de lévriers, ses chiens favoris. Au centre de ce cercle, un disque haut de cinq marches supporte quatre gigantesques piliers au-dessus desquels est posé le sarcophage du maître, beaucoup plus haut que les autres, que l’on peut apercevoir loin depuis les flots du lac de Garde. « Supérieur à la poésie, à la philosophie ou à la politique est l’art suprême de vivre. Solus scis vivere », écrivait-il en 1930, reclus dans son ultime sanctuaire, huit ans avant sa mort. ■ * D’Annunzio le magnifique, de Maurizio Serra, Grasset, 697 p., 30 €. Excellente monographie signée par le diplomate italien déjà auteur d’un ouvrage de référence sur un autre grand écrivain transalpin, Curzio Malaparte.
“Supérieur à la poésie, à la philosophie ou à la politique est l’art suprême de vivre. Solus scis vivere”