LE MIGRANT RATÉ
Alexsandra Lun, Polonaise écrivant en espagnol, signe un premier roman délirant dans lequel un écrivain raté croise Nabokov, Cioran et Conrad.
Et voici, sans hésitation, la meilleure première phrase de roman de l’année : « Je m’appelle Czeslaw Przesnicki, je suis un misérable immigrant d’Europe de l’Est et un écrivain raté, il y a longtemps que je n’ai plus de relations sexuelles et je suis interné dans un asile en Belgique, pays qui est sans gouvernement depuis un an. » On se souvient du Mendiant orgueilleux d’Albert Cossery (Julliard, 1955), sachons offrir le gîte au migrant raté d’Aleksandra Lun. Les déplacements de populations seront l’enjeu majeur du siècle : il est donc indispensable d’en rire, comme Charlie Chaplin riait de la famine, de la condition ouvrière et du nazisme. Après l’ironie salutaire de la Hongroise Nina Yargekov (Double nationalité, prix de Flore 2016), la Polonaise Aleksandra Lun accentue le burlesque de la migration : pourquoi ne peut-on pas changer de pays comme de chemise ? Les accents étrangers ont toujours été source de comédie ; blaguer est le dernier intérêt des nations en période d’uniformisation mondialisée. Mme Lun est une Polonaise qui a écrit son premier roman en espagnol et vit en Belgique. Cette dispersion polyglotte lui fournit de nombreux angles originaux pour appréhender l’obsolescence des frontières. Son antihéros Czeslaw, 35 ans, est l’un des derniers ressortissants polonais non nationalistes et cependant il n’exerce pas la profession de plombier. Il est l’auteur d’un roman vendu à six exemplaires (quatre retournés par les libraires, dont l’un avec une lettre de plainte). Il est retenu prisonnier dans un asile de fous où il croise d’autres écrivains ayant choisi de s’exprimer dans un idiome étranger : Nabokov, Beckett, Cioran, Conrad, Blixen et Ionesco. La littérature est plus accueillante que les douaniers, notamment en France : quand un romancier immigré choisit d’écrire dans notre langue, il est souvent déporté dans un centre de rétention nommé Académie française (Bianciotti, Makine, Edwards, Cheng, Maalouf, Djebar…). Nous sommes xénophobes sauf si l’envahisseur enrichit notre culture. En déconnant, Les Palimpsestes rendent un hommage sincère aux déplacements idiomatiques, aux voyages grammaticaux et autres écrivains-déménageurs. Aleksandra Lun est une disciple torturée de la « Weltliteratur » chère à Goethe. Le message de cette fable surréaliste – à lire en buvant de la vodka Wyborowa – est simple : peu importe la contrée de votre naissance, si vous êtes écrivain, vous devrez de toute façon imaginer une langue nouvelle pour réécrire des histoires anciennes. Puisque « le vrai passeport d’un écrivain, c’est son art ».
Les Palimpsestes, d’Aleksandra Lun, Editions du Sous-sol, 128 p., 15 €. Traduit de l’espagnol (Pologne, ha, ha, ha !) par Lori Saint-Martin.