Le Figaro Magazine

Jean-René Van der Plaetsen : « L’honneur, c’est ce qu’il reste de notre part d’enfance »

Dans un essai en forme de récit à la fois historique et littéraire, Jean-René Van der Plaetsen * restaure, à travers la figure de son grand-père, la geste héroïque de la 2e DB. Il livre aussi une belle méditation sur le panache, l’amitié des armes, le res

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Les banlieues de la conscience

C’est un fait, et je le déplore : l’honneur n’est pas à la mode. Il n’y a là rien de très étonnant : dans une époque où le cynisme et le scepticism­e commettent des ravages, nous en avons perdu le sens. Je me désole chaque jour de constater que ce mouvement de l’esprit et de l’humeur, qui fut si impérieux pour certains hommes, cette injonction perpétuell­e, qui vous intime de vous tenir droit, vous rappelle sans cesse à l’ordre, dans la vie quotidienn­e comme dans ces moments où une décision engage toute une existence, est sur le point de disparaîtr­e, expulsé de notre imaginaire, de nos sensibilit­és, de nos mentalités, un peu comme le seraient les banlieues de notre conscience. J’exagère ? Non. A bien considérer notre monde aujourd’hui, on en vient même à se demander si ce trait de caractère est appelé à ne plus se perpétuer à l’avenir que chez quelques aristocrat­es en rupture de ban, au sein de cette étrange confrérie qu’est celle des voyous à l’ancienne, ou encore dans la rubrique des faits divers d’un journal local corse. Cela fait peu de monde, à la fin. Homme d’honneur : il y a pourtant dans ces deux mots une délicieuse promesse de rectitude. Bandit d’honneur : l’expression a quand même plus de gueule que le mot vendetta.

De toute évidence, la nostalgie de l’honneur traîne dans les parages du désir de grandeur et de la passion pour la littératur­e. L’adolescent qui a lu Les Trois Mousquetai­res sait pour toujours ce qu’est l’honneur : il a le visage et les traits d’Athos. Cyrano de Bergerac est son cousin. La réalité est tout aussi féconde pour l’imaginatio­n que la fiction : celui qui se plonge dans une biographie du général Leclerc pressent vite qu’une certaine conception de l’honneur peut conduire un homme à se dépasser jusqu’à se transcende­r – et à mourir pour l’idée qu’il se fait de la vie dont il est l’obligé.

C’est cette notion-là, en laquelle je vois une esthétique autant qu’une morale, qui m’intéresse, et c’est d’elle que j’entends parler ici. C’est le goût de l’honneur qu’éprouvent les jeunes gens. C’est l’aspiration à l’honneur qui anime les exaltés. C’est l’instinct de l’honneur qui fait les héros. En écrivant cela, je fais appel à la part d’enfance et à l’exigence d’idéal qui sommeillen­t en chacun de nous. Car je crois sincèremen­t que cette part d’enfance et cette exigence d’idéal nous permettent de réaliser des miracles.

L’amour du beau geste

Le beau geste, oui, il y a là, c’est certain, un noeud complexe, qui plonge au coeur de ce que nous sommes, et qui tient à la manière française de faire et de raconter la guerre. Dans son acception militaire traditionn­elle, le beau geste, c’est, bien sûr, et au premier chef, la résistance des derniers carrés de la Vieille Garde à Waterloo, cette unité composée de quatre régiments, deux à pied et deux à cheval, chasseurs et grenadiers, c’est-à-dire le coeur et les poumons d’une armée digne de ce nom à l’époque, quatre régiments constitués de géants, il fallait mesurer 1,76 mètre au minimum pour en être, et avoir combattu au moins dix ans dans la Grande Armée, « l’élite de l’élite », « la crème de la crème », comme on disait alors, qui n’avait jamais reculé sur aucun champ de bataille, mais il est vrai que Napoléon la gardait toujours en réserve, sauf à Eylau, où, comme lors d’une répétition du drame à venir, il avait été contraint de la sortir de sa manche pour, au final, ne même pas emporter la décision. Cette Vieille Garde, donc, qui accepte, parce qu’il faut bien mourir un jour et qu’il vaut mieux le faire dans la dignité, c’est-à-dire poliment et noblement, c’est aussi simple que cela, et même les soudards ont parfois des intuitions d’ordre esthétique, de couvrir, avec le calme admirable des vieilles troupes, la retraite de son empereur qui avait si bien compris l’ampleur du désastre qu’il cherchait à se faire tuer sur le champ de bataille, au motif que Grouchy n’était pas à l’heure, qu’il avait été trahi par Bourmont, que Ney avait fait faucher sa cavalerie à coups d’assauts absurdes et répétés contre la redoute de La Haye Sainte et, surtout, que la chance l’avait pitoyablem­ent abandonné après l’avoir tant servi. Le mot de Cambronne est un point d’orgue, qui ne dépare pas dans cette symphonie pathétique, qui se joue à guichets fermés devant des dieux indécis jusqu’à la dernière heure, avec, pour compléter ce tableau crépuscula­ire, entré depuis dans le silence de l’éternité, les grenadiers qui se frisent les moustaches pour mourir en beauté, comme le feraient de vieilles cocottes trop fardées, soudain lâchées par leur amant versatile et dispendieu­x, mais qui ne songent pas un instant à le lui reprocher parce qu’il entre dans tout cela, malgré les apparences, beaucoup d’amour. →

→ Le feu est tout

Dans le terme artillerie, il y a le mot art, d’ailleurs placé dès le premier pied, comme si, dans le défilé des différente­s armes, celle-ci était appelée à ouvrir la marche au nom d’une hiérarchie secrète mais bien réelle. Ce n’est pas un hasard. Les mots ont un sens, qui s’accroît parfois de la force du symbole. Si l’infanterie est la reine des batailles, comme on l’a souvent dit, l’artillerie en est l’impératric­e. Ce que Napoléon, qui était artilleur de formation, traduisait ainsi, avec son génie de la concision : « Le feu est tout, le reste est peu de chose. » C’est en effet l’artillerie qui prépare les victoires. Elle peut, à elle seule, renverser le cours d’une bataille mal engagée – on l’a si souvent vu sous le Premier Empire, lors de ces affronteme­nts longtemps indécis qui paraissent aujourd’hui statiques car l’on préfère, plutôt que d’y réfléchir sans préjugés ni prévention, se plonger dans les ouvrages de stratégie militaire pour se les faire expliquer sans les comprendre, alors qu’ils n’étaient, en réalité, que rebondisse­ments, imprévus, intuitions, oublis, erreurs et repentirs, sans cesse et sans cesse corrigés, parfois mal d’ailleurs, comme le serait un tableau ou une vue d’ensemble en perpétuel mouvement, une grande scène pleine d’intentions subtiles et magnifique­s qui échappe à son créateur parce que, en l’occurrence, celui-ci ne se mesure pas avec une nature morte appelée à finir dans un cadre en bois doré, mais qu’il se retrouve en charge de milliers d’âmes, ce qui le dépasse évidemment, ou alors il faut être un génie – conférer l’oeuvre de Balzac, voire un roman tel que Guerre et Paix de Tolstoï – pour rester maître de cet immense désordre, qui est le principe même de la vie, la vraie vie. Bref. Le cas échéant, l’artillerie peut dénouer certaines situations confuses ou inextricab­les. Il est même arrivé au cours de l’Histoire qu’elle tienne tête seule face à l’ennemi, comme ce fut le cas lors de la bataille de Friedland, un chef-d’oeuvre à élever au niveau d’Austerlitz par sa pureté de conception et sa maîtrise dans l’exécution, quand les batteries emmenées par les artilleurs du général de Sénarmont s’avancèrent, malgré des tirs nourris qui provoquère­nt de très lourdes pertes dans leurs rangs, à cent mètres seulement des lignes russes, dont elles décimèrent les carrés d’infanterie par des tirs à

bout portant, avant de repousser par sa puissance et sa rapidité de feu une charge désespérée de la cavalerie du tsar. Dans toutes les hypothèses, l’artillerie joue un rôle primordial lorsqu’elle est bien combinée avec l’emploi de la cavalerie et de l’infanterie. Cette spécialité française est devenue l’arme décisive aux XIXe et XXe siècles.

La tombée du soir

Dans la dernière partie de sa vie, une de ses marottes était de visiter les chapelles des champs et les petites églises de village. Plusieurs fois par an, il s’absentait quelques jours et partait, avec ses amis du Centre des études romanes, visiter ces trésors modestes qui parsèment nos campagnes, éparpillés à la manière des perles d’un chapelet dont le fil se serait rompu. Alors qu’il avait plus ou moins perdu la foi au cours des nombreuses épreuves qu’il avait traversées, la beauté simple et sans détour de ces édifices venus du Moyen Age lui disait quelque chose, sans doute plein de nostalgie, peut-être aussi d’espérance, qui avait trait au pays de son enfance, cette France rurale, paisible, où les heures étaient égrenées si lentement par les cloches des églises qu’elles paraissaie­nt durer une éternité. Je me souviens qu’il me disait souvent : « Autrefois, lorsque le temps nous semblait si long à passer, et que le désir de possession des choses n’était pas encore entré dans les mentalités, nous étions heureux. Car le bonheur est un état. Aujourd’hui, lorsque je vous regarde, vous autres adolescent­s, il me semble que vous n’êtes pas aussi heureux que nous l’étions au même âge. Mais c’est naturel : votre époque vous incite à rechercher les plaisirs, qui ne durent pas, là où nous avions le bonheur, qui dure longtemps. » C’était dit sans reproches, énoncé comme une évidence. Sans doute faut-il voir dans cette réflexion de sa part une des explicatio­ns à son choix de servir dans la Coloniale, comme l’avaient fait Dio et Massu, les deux officiers de la 2e DB dont il était le plus proche. Les rêves de lointain et l’attrait de l’aventure étaient certes à l’origine de cette décision, mais il y entrait aussi, je crois, le désir de se défaire de l’inutile et du superflu qui encombrent nos vies. Comme Dio, mon grand-père était un homme qui voyait dans la recherche des plaisirs un piège redoutable et qui s’imposa toute sa vie durant une forme d’ascèse. Se priver ne lui déplaisait pas. Dompter ses désirs lui permettait d’aiguiser sa volonté, qui me paraissait être pourtant déjà très affûtée.

Ce qui ne l’empêchait pas d’aimer la vie, mais il l’aimait tendue vers un objectif, orientée vers l’avant, presque sous contrainte, à l’image de ces terribles marches forcées que nous faisions chez les Chasseurs alpins, en serrant les dents et en souffrant, portant armes, skis et paquetage pendant plusieurs jours et nuits, dans la neige ou sous la pluie, mais nous étions si fiers de parvenir au but en ayant amélioré notre propre record que, tout compte fait, le résultat en valait la peine.

* Jean-René Van der Plaetsen est directeur délégué de la rédaction du Figaro Magazine.

La Nostalgie de l’honneur, Grasset, 240 p., 19 €. En librairie le 6 septembre.

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